Vu Yi Yi d’Edward Yang. Cinéaste taiwanais beaucoup moins connu ici que Hou Hsiao-hsien ou Tsai Ming-liang, mais dont j’avais pu voir Mahjong il y a quelques années au festival des 3 Con ; également plus contemporain dans le choix des sujets et moins directement formaliste que ses deux confrères — ce qui peux décevoir relativement des esprits trop intellectuels ou trop artistes, comme on disait à la fin du siècle dernier. Cela dit, Yi Yi joue souvent des reflets sur les vitres des immeubles la nuit : on peut trouver que c’est esthétisant. C’est à mon sens une belle façon d’illustrer des oppositions telles que la transparence et le cloisonnement, la variation et la répétition du paysage urbain (de la même façon, grande importance des nœuds routiers et des autoroutes urbaines à multiples niveaux dans la façon dont est filmée Taipei[1]) ; Ermold l’a reproché à cause d’une absence de point de vue selon lui. Mais pourquoi un plan devrait-il nécessairement adopter un point de vue interne à la narration ? C’est justement donner à celle-ci une importance démesurée dans ce qui fait un film.
Peut-être a-t-il eu cette réaction parce que le film est pour le reste très narratif, à la fois histoire de famille aux nombreux personnages, histoire intime des errements et questionnements de quelques-uns d’entre eux (le père, sa fille adolescente, le fils de huit ans, magnifiquement incarné par le petit acteur) chacun devant affronter un passage — avec par moments un montage parallèle sans doute trop appuyé — le tout sous la « veille » de la grand-mère plongée dans le coma, à qui chacun vient s’adresser. Une histoire simple et humaine, qui cerne les gens au plus près. Beau film, dont je ne sais pas s’il me laissera beaucoup de traces cependant. Peut-être cela n’aurait-il pas été le cas si je ne l’avais vu avec Ermold, que je m’arrange toujours pour traîner voir des films qu’il trouve chiants.
Un autre passage, ensuite au Scribe, puisque je lui ai apporté quelques-uns de mes poèmes, et une sélection de ces notes, de 1997 ; à la fois tendu, flatté et gêné, je l’ai observé rire en les parcourant. J’avais extrait surtout le récit de quelques moments qui avaient fait nos choux gras à l’époque : peut-être cela n’a-t-il guère d’intérêt pour qui ne les a pas vécus. C’est en tout cas la première personne à qui j’en donne à lire des bribes conséquentes. C’est que lui-même m’avait passé des fragments de son propre « journal » plus tôt dans l’après-midi ; de très belles pages éclatées, allusives et poétiques — pour moi d’une grande qualité, sensibles et justes, quoique se dissimulant sous un surréalisme qui en définitive les dévoile plutôt de belle façon.
La nuit dernière, Florence a dormi dans mon lit. Plus tôt, j’en avais changé les draps dans l’espoir que cela se produise, mais sans non plus voir pour quelle raison elle le ferait. Et puis lorsqu’elle est passée me prendre à sa descente du train, elle l’a tout naturellement demandé. Je l’aurais plutôt pensée en faire la demande à Melpomène ; mais j’ai cessé de faire des conjectures à son sujet. La situation est toujours aussi castratrice, il ne s’est bien entendu rien passé (Ermold a ironisé à ce sujet lorsque je lui en ai parlé plus tard au téléphone ; mais il n’est pas plus courageux dans ses tentatives auprès de Lorraine — pas plus qu’elle ne l’est avec lui[2] — ce qu’il a volontiers reconnu). Si je me représente la situation dans le rôle du mari qui accueille sa femme volage après ses escapades (d’autres ont aussi tenu ce rôle), c’est évidemment minant. Mais je peux aussi l’accueillir sans plus ressentir aucun désir pour elle. Je suis entre les deux. Elle ne m’a guère plu, physiquement, mais j’ai été incapable de l’ombre d’une érection, le sexe recroquevillé dans le bas-ventre. Je préférerai, c’est sûr, des situations plus héroïques ; mais il n’en est peut-être pas l’heure.
***
Laissons maintenant un peu parler la jalousie. En fin d’après-midi, je suis passé chez Melpo, chez qui Florence avait organisé une petite fête pour qu’Anna revoie ses petits amis. Elle avait par ailleurs convié des adultes à passer – ceux qu’elle n’avait pu voir samedi. Elle a fini par nous quitter avec Loïc, pour aller travailler une chanson qu’il veut lui faire chanter en duo avec l’ancienne chanteuse de Mikado — je dis qu’il veut, mais l’idée est d’elle au départ, c’est elle qui a rencontré cette fille (et elle s’est suffisamment réjouie de l’avoir fait) ; c’est comme ça, mais ce départ précipité m’a déplu. Il m’a déplu d’autant plus qu’elle ne m’a, auparavant, adressé la parole qu’à peine — beaucoup trop absorbée par ses petites affaires de fille.
Par rapport aux autres filles présentes, elle était quelconque ; presque laide. Sans relief ; fade, lourde. Je sais déjà que je ne l’ai aimée que parce qu’elle était tombée amoureuse de moi ; mais de la voir ainsi, et tellement affectée, m’a fait frémir. Elle était bien moins intéressante que les autres présentes, Emma Peel, Yamina, dont le naturel n’avait rien de ces côtés exaspérants, péremptoires et vains, dont Florence ne se dépare jamais. Un œil extérieur pourrait tenir ces propos ; mais je sais bien que les miens sont aussi dus à son indifférence. Trop souvent les autres n’existent que par le regard qu’ils nous adressent. Comment son égoïsme, sa superficialité n’ont-ils pas sauté aux yeux de tout le monde ? Et comment a-t-elle pu faire tomber tant de gens dans ses rets ? voilà qui finalement me sidère. Même si je sais que je peux y retomber demain autant qu’avant.
Bien plus intéressé ensuite par la conversation avec Boris (quoiqu’il me gêne[3]) et Yamina (difficile à aborder, vraiment) à propos de nos éducations respectives. Mais tous ces gens que je ne connais que par l’entremise de Florence, je crois que je ne parviendrai jamais à me lier avec eux.
Plus tôt dans la soirée, Yamina a passé trois morceaux du nouveau groupe dans lequel elle chante, trois morceaux qu’elle a composés : de bonnes chansons, mais pure copie sixties/seventies, teintés de soul. Je conçois parfaitement le plaisir que l’on trouve à jouer cela, et celui qu’on a à en ciseler les arrangements. Mais j’ai du mal à saisir cette tentation des musiques populaires à décalquer leurs idoles ; j’ai trop compissé Lenny Kravitz pour ça. Sans sa prétention, c’est de l’artisanat joliment ciselé. Mais faut-il être assez pauvre, perdu et sentimental, pour que notre époque n’ait rien de plus à montrer d’elle ? Dans dix ans, les successeurs de Yamina ne rejoueront-ils pas avec extase des décalques parfaites du Low de Bowie ?[4] Quoique tout n’y soit pas sans défauts, il me semble que Sonic Youth ou les Pixies en 1988, Amon Tobin ou Radiohead aujourd’hui, apportent plus à nos moulins (ou beaucoup d’autres choses qui ne disent pas juste la satisfaction bourgeoise du confort d’être arrivé).
[1] Absence totale de la nature et de la mer, qu’on trouve au contraire de façon importante dans les séquences à Tôkyô (le personnage central y a la tentation de l’évasion).
[2] Mais le jeu du chat et de la souris auquel ils s’adonnent a commencé il y a longtemps, et peut durer encore — si ce n’est qu’il le doit.
[3] J’en connais trop sur ce qu’il a fait à Melpomène pour le voir sans réticence, et je ne le sens guère. Plusieurs de ses propos étaient d’ailleurs interprétables comme indiquant de sa part un sentiment identique envers moi.
[4] Ça me fait penser à Karl Bartos, qui nous sert aujourd’hui une resucée de New Order 84 (que les Inrocks qualifient d’hommage aux années 80…), tout ça parce qu’il était membre de Kraftwerk — et que New Order les a pas mal pompés. Ce que j’y entend surtout, c’est une incapacité à se renouveler.