Deuxième jour consécutif qu’une puissante déprime se saisit de moi dans le début de la soirée ; ensuite, ça va mieux, et vers neuf heures et demie ou dix heures, je parviens à me mettre au travail. Mais comme je voudrais que cela cesse ! En être débarrassé pour le restant de l’existence ! N’est pas à chaque fois simplement un retour à la case départ, comme si aucun travail sur moi-même n’avait été effectué, comme si toute évolution était impossible ? L’angoisse. Depuis toujours j’ai une peur bleue de l’échec, et face à l’obstacle, la tentation est grande de baisser les bras. Mais si tout allait bien, il ne devrait pas y avoir d’obstacle : pas le sentiment, paralysant, en tout cas, qu’il puisse en exister ! On irait, et puis voilà, advienne que pourra. Or j’ai sans cesse cette impression, qui se cheville à mon âme pour ne plus s’en défaire (même si, donc, cette impression est fluctuante selon les heures). Tout ce à quoi je tiens semble toujours tellement impossible à atteindre ! Je me mets peut-être un peu vite à y tenir, c’est possible ; mais pour le reste tout est si ennuyeux… J’ai passé un coup de téléphone rapide à la charmante demoiselle (pas bavarde : signe défavorable), et je n’ai que trop senti l’obstacle infranchissable, aussitôt monté entre elle et moi. Moi seul dans mon monde, essayant de me connecter à un autre qui se refuse. Comme samedi soir est maintenant loin ! Déjà c’est d’une trop grande violence que d’écrire ici son nom.
Puis, jusqu’à minuit et demie, continué de préparer mon cours pour demain (j’ai décidé de cesser la grève), en buvant forces grogs et en écoutant mon disque de musique tibétaine : son caractère monocorde est très impressionnant, et c’est, par rapport à nos canons, tellement bizarre qu’on ne peut même plus avancer le terme de dissonance ; je suppose que dans un temple, l’entendre doit faire partie des expériences vraiment définitives.
La stylistique est une discipline parfaitement nulle sur le plan scientifique, mais elle peut parfois permettre de sonder un peu l’essence de la littérature (ce qui n’est pas incompatible) ; j’ai travaillé sur un texte du génial Gyula Krúdy[1] que j’ai lu de nombreuses fois déjà, et qui me scie toujours autant. L’analyser en a non pas détruit la magie, comme le pensent bêtement ceux qui prétendent que la jouissance de l’art ne souffre aucune manipulation intellectuelle, mais en a au contraire mis en lumière la complexité irréductible, magnifique et évocatrice, renforçant cette conviction que le langage n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il fait pénétrer de plain-pied dans l’univers auquel il se réfère tout en se jouant de lui-même.
Un peu saoul maintenant, je me raccroche à un tu…
[1] Parfois insupportable, comme tout génie qui joue de sa facilité.