Fait sans précédent depuis des années, je me suis couché hier soir – un samedi ! – à huit heures et demie. Et j’ai dormi, quasi sans interruption jusqu’à dix heures ce matin. Rien d’intéressant ne se profilait à l’horizon, et surtout je ne me sentais pas le courage d’avoir l’initiative qu’il se passe quelque chose.
La première chose que j’ai faite en me levant a été de fumer coup sur coup trois clopes tout nu dans mon fauteuil en maudissant l’existence. Puis je suis resté une heure dans le bain à lire Le Tour du cadran de Perutz, sans avoir non plus le courage de faire même le geste de me laver vraiment. Malgré sa structure un peu répétitive, ce roman me paraît meilleur que les autres de Perutz que j’ai lu jusqu’ici ; plus riche — à bien y réfléchir, les autres aussi le sont, riches, mais celui-ci le serait de façon moins artificielle (je ne sais si cet adjectif est très éclairant). Disons qu’il recèle un fond plus intéressant : c’est peut-être bête, mais j’attends d’un livre qu’il provoque en moi quelques interrogations, un peu de vertige et d’enrichissement. Les autres ne m’ont guère été que d’une lecture agréable — quoiqu’agaçante lorsque les ficelles et les tics d’écriture se faisaient trop gros. Celui-ci a un argument tellement outrancier qu’il passe dans une autre dimension, presque onirique, ou absurde. Un type qui a les poignets menottés et craint plus que tout que ça soit découvert ne cesse pourtant d’aller et venir dans Vienne et de provoquer des rencontres qui risquent de le mener à sa perte. Comme s’il s’agissait d’éprouver le danger jusque dans ses plus extrêmes limites. C’est qu’il a un besoin pressant d’argent — pour une raison aussi peu raisonnable qu’est anodin le délit qu’il a commis au départ — qui le pousse vers les créditeurs potentiels, sachant même que son projet, chaque fois, avortera parce qu’il ne peut simplement saisir l’argent sans dévoiler du même coup ses mains entravées. Un récit dans l’esprit de Kafka.
J’ai revêtu des habits très minables, et ai ensuite passé une bonne partie du début d’après-midi à faire la vaisselle de l’anniversaire de Berry vendredi soir et à ranger mes papiers, en écoutant le dernier album de Blonde Redhead, acheté hier à Black et Noir en traversant la braderie pour aller chez Coline. Depuis que j’ai découvert ce groupe au Saguaro où un album passe de temps en temps, je n’ai eu de cesse d’en acheter un disque ; ce n’est pas la musique la plus originale (influence de Sonic Youth très présente), mais c’est bien mené ; très séduisant. Fake can be just as good, comme il le disent eux-mêmes. J’ai au moins pensé à autre chose qu’à mon échec pendant quelques instants.
C’est n’être presque rien, mais c’est le 1er mars que j’ai ressenti mon plus grand bonheur de sans doute tout un an : depuis je me sens à nouveau proche de l’inexistence. Outre l’amour, les seules occasions de connaître une joie aussi puissante venaient de La Musique. On peut aller là jusqu’à se sentir invincible. Et comme La Musique n’existe plus, et que je n’ai rien réussi de concluant depuis, ne me reste que l’amour. Où là aussi je n’ai que des déboires. Sans cela l’existence n’a plus aucun intérêt à mes yeux : je me traîne, ni plus, ni moins ; je n’ai de goût à rien. Tiens : je me faisais un plaisir de retourner voir Pavement qui passe en concert ; eh bien c’est mardi, et je n’ai pas acheté de place ; plus envie d’y aller… Mes facultés de joie sont si réduites que tout devient des plus pesant. Samedi après-midi à la radio, j’entendais un écrivain (assez fat) du nom de Marc-Édouard Nabe affirmer que dans le Journal intime dont il publie les pages les plus récentes ces jours-ci, il n’y a pas un apitoiement : il détesterait ce que j’écris ici… à raison, mais qu’y faire ?
Coline, elle, me déconseille d’ « attaquer » : ce serait brûler mes cartouches pour rien, et faire du mal à Sarah plus qu’autre chose : elle est quand même de son côté ; déjà qu’elle regrette, semble-t-il, de m’avoir fait souffrir en agissant de façon précipitée… Je n’aurais rien de mieux à faire qu’attendre que ça vienne ou pas. Mais je ne vois vraiment pas pourquoi elle reviendrait vers moi une fois cassée sa relation avec Adalard, si celle-ci devait casser. Et puis c’est aussi biaisé que si l’on voulait jouer au poker en connaissant chacun le jeu des autres : tout ne pourra jamais venir que d’elle, puisqu’elle connaît tout de mes intentions ; elle sait que je ne peux la surprendre (à moins de changer mon objectif). Et cela même me place dans une position de faiblesse qui ne peut augurer rien de bon.