« Vous ne croyez tout de même pas que je vais faire le choix à votre place. Ni que je vais vous donner de quelconques indications sur quoi choisir. »[1]
Je devais travailler ; mais à la fac j’ai passé une heure et demie à consoler une fille de ses déceptions sentimentales. Ensuite j’ai badiné avec une autre tout en faisant des photocopies. De l’ambiguïté dans les deux cas, mais dont il faut bien se fixer les limites, pour se contenter de les effleurer, et ne pas se laisser dépasser. Consolant la première, j’ai plusieurs fois dû revenir de façon un peu brutale sur mes élans de compassion : elle semblait en venir à me faire des avances. On peut donner vraiment à quelqu’un – je voulais sincèrement la consoler –, et y voir en même temps de la tricherie, l’autre ne sachant pas les bornes qu’on est prêt ou non à franchir. Moi ça me donne toujours un peu l’impression d’être un salaud.
[1] Après avoir cessé de croire que je pourrais attendre des solutions des autres, j’ai continué de penser — et je l’ai écrit ici maintes fois ces derniers temps — que prendre conseil auprès des autres allait aider à faire naître en moi l’ébauche de la conduite à tenir. Aveuglement. Les deux choses reviennent strictement au même : il s’agit toujours de faire porter à d’autres le chapeau de ses propres décisions — ou de n’en pas prendre lorsqu’on estime que les conseils ne sont pas assez directeurs, que ce qu’ils proposent n’assure pas de façon assez certaine un résultat positif. En d’autres termes, fuyant le risque (dont celui d’assumer les conséquences de mes actes), je n’ai fait qu’attendre l’autorisation, le blanc-seing qui me déchargerait de mes responsabilités. Que ce soit, métaphoriquement, celui du « Père » ou de qui que ce soit d’autre. Et après tout, cette référence au « Père », aussi désagréable soit-elle à porter, parce que je n’ai plus cinq ans à l’Etat Civil, est pleine de justesse ; c’est vrai que j’ai beaucoup investi d’autres de cette fonction — au premier chef Ermold le Noir, que je vois finalement, plus que comme mon double du côté sombre, comme celui qui me fait découvrir la vie, qui me sort du carcan où j’étais précédemment enfermé ; mais dont je ne veux pas lâcher la main. L’apparente égalité dans nos échanges intellectuels n’y fait rien. Et maintenant, cette tentation de se désengager est le signe de cette prise de conscience (d’abord implicite peut-être), qui révèle le vide immense, insondable, dans lequel il me va bien falloir faire un pas un jour ou l’autre en lâchant la peur. Elle ne peut être viable en elle-même, à l’évidence ; elle porte la contradiction dans ses propres termes. Mais je ne me sens pas encore prêt pour les travaux pratiques.