Mardi 8 avril

Encore ce soir, me voilà à tourner en rond dans mon appartement, sans avoir envie de grand-chose ; j’ai joué un peu de guitare. Je me (re)mets à l’écriture de chansons : mais toujours autant de mal à terminer ! De manière générale, je suis presque incapable de terminer quoi que ce soit. Et puis je n’arrive que très peu à admettre ma voix sur les mélodies. La musique serait pourtant une vraie planche de salut.

A huit heures et demie je me suis fait couler un bain, plein de mousse, et j’ai fumé assis dans l’eau sans rien faire ; depuis l’autre pièce filtrait My Favorite Thing, avec ce magnifique jeu de piano spectral de McCoy Tyner, mais voilé, obscurci par les obstacles que les différentes cloisons mettaient à la progression du son jusqu’à moi.

Marie-Charlotte m’a téléphoné ; de Lille : elle avait perdu Ermold ; et ils devaient coucher à Paris cette nuit. À sa voix avant qu’elle ait rien expliqué j’ai compris qu’elle paniquait, mais n’ai rien pu faire pour l’aider. Elle émettait jusqu’à l’idée qu’excédé d’attendre au lieu de rendez-vous, il avait pris le train pour Paris sans elle… Elle a à nouveau bien spécifié qu’il ne devrait pas savoir qu’elle m’avait appelé. Il y a quelque chose que je commence à vraiment ne pas comprendre. Ce mec est dingue. Mais ce coup de téléphone inattendu m’a réjoui ; je me suis mis ensuite à sourire tout seul.

Ce n’est pas de ça que je comptais parler initialement. Je voulais dire quelque chose au sujet d’Audrey Gaillard. Cet après-midi, je l’ai trouvée tellement belle, tellement bien, que c’était impossible à taire. Il n’y a pas que sa beauté. Chaque fois que je l’ai vue ces jours derniers, debout légèrement cambrée, ses seins parfaits moulés dans la laine de son pull étroit, sa taille mince, impossible qu’elle n’aimante pas mon regard. Beauté n’est peut-être pas le terme le plus adéquat pour la décrire ; elle n’est peut-être que jolie. Mais possède une telle présence quand elle le veut bien, faite de désinvolture, de sérieux, de grâce et de simplicité, qu’elle irradie. Et puis je l’ai découverte beaucoup plus fine que je ne la croyais, je le confesse. À cause de ma mauvaise tendance à classer les gens avant de les connaître et à les réduire à des figures prototypiques qui leur nient l’épaisseur humaine, ou à cause de l’influence du noir Ermold, pour qui (au moins dans ses discours) l’intelligence des filles n’est qu’une donnée secondaire, je m’étais fait d’elle l’image de la belle poupée aguicheuse (et aguicheuse, elle l’est), amusante, mais tête de linotte, et n’avais pas eu l’idée ou l’occasion de pousser plus loin : elle est tout le contraire ; réfléchie, lucide et cultivée – ce qui n’exclut pas une candeur qui ne la rend que plus charmante. Je n’ai avec elle que des rapports lointains ; je n’ai par exemple jamais osé lui parler de Sarah, et la seule fois qu’elle l’a fait, incidemment, en ma présence, tout s’est passé comme si je ne la connaissais ni d’Eve ni d’Adam (je suppose d’ailleurs qu’elle n’a guère d’opinion sur moi. Je suis le genre de type dont il est facile de n’avoir aucune opinion). J’ai hésité à écrire ceci parce qu’Audrey ne sera jamais qu’un personnage très fugitif de ces notes, si même je peux lui donner ce statut étant donné le rôle insignifiant de ses apparitions, vu sa distance avec ma vie.

J’ai l’impression que des parasites de plus en plus nombreux viennent altérer ce que je voulais être la cohérence de l’ensemble, viennent en réduire la substance. Mais peut-être est-ce mon existence, nouvelle à de nombreux titres, qui produit elle-même ces parasites. Et comment juger maintenant de la pertinence de tel ou tel élément dans un ensemble qui a pour caractéristique de se construire pas à pas ? Les grandes lignes que je peux m’efforcer aujourd’hui de dégager ne seront peut-être pas celles qui apparaîtront plus tard (sans même envisager la possibilité d’une fin concertée, ce sur quoi je ne peux là dire grand-chose) ; j’ai toujours une réticence à introduire des faits ou des gens nouveaux sans savoir quel sera ensuite leur sort ici ; je l’ai eue pour Marie-Charlotte, par exemple, qui insensiblement s’est mise en fait à occuper une place de plus en plus importante pour le moment. Même chose pour Ermold le Noir ; pour beaucoup d’autres. Et si je parle de ce qui me marque, de ce qu’en un sens, je ne peux m’empêcher d’écrire seulement par autocensure « formaliste » (puisque l’envie en est presque toujours irrépressible), qu’a donc à faire là cette hésitation ?