J’ai fait mon alcoolique de base. Hier soir j’ai fait chier Broerec, Loïc et Coline (et par la suite Broerec tout seul au Shaka bar) en me répandant de façon obsessionnelle en propos incohérents sur *** pendant des heures ; et plus le temps passait plus j’étais saoul, vide et véhément. Un pauvre hère. La cause est entendue : je l’ai revue hier soir, pour la première fois depuis bien longtemps, et elle était avec Adalard. Je me suis blousé ou fait blouser, la chair raclée jusqu’à l’os ; ou bien autre chose, il a été plus fort, j’ai été trop nul : le résultat en moi est le même. Dès entré dans le Saguaro je suis tombé sur elle, la chevelure relevée en un chignon haut et désordonné magnifique d’élégance décontractée, les yeux noirs de la même insoutenable intensité, et déjà des effluves jusqu’à moi de son enivrant parfum. Nous nous sommes regardés. Barrière. D’un coup j’étais à nouveau exclu du monde entier. Barrière cette fois bien infranchissable. À la fois résolu et superstitieux, j’attendais comme un sésame une fête prévue ce soir et qui est en fait annulée : je l’ai eu avec un jour d’avance. Mais il ne m’a ouvert qu’un vide insondable, où je n’aurai même pas la chance de pouvoir me dissoudre. Il faut bien supporter la douleur, elle est là. C’est trop peu dire que je suis désespéré. Et pas juste au sens de malheureux : sans espoir. Si souffrir doit un jour racheter, je serai parmi les premiers élus. Encore une personne que je vais devoir maintenant éviter pour augmenter mes chances de rester en vie. D’ailleurs ma simple présence la met mal à l’aise, ainsi qu’elle est venue le confier à Coline discrètement après mon arrivée. Je l’avais bien compris, depuis longtemps ; mais me trompais du tout au tout sur les causes. Elle n’a pas été franche avec moi, et ça je lui en veux à mort. Même si je sais (pour l’avoir moi-même souvent expérimenté) que ce n’est pas facile, qu’on sent parfois que les mots nous brûleraient la gorge s’ils la franchissaient. Ou plutôt elle a eu une attitude incompréhensible, parfaitement contradictoire : ce qui ne laisse pas de m’étonner maintenant que je l’ai découverte un peu mieux. À moins qu’elle ait menti, ce qui est encore une autre possibilité. Mais voilà, à nouveau seul, parfaitement abandonné, l’envie de vomir qui m’étreint à chaque instant. Comme il faudrait pouvoir mourir !… Depuis le début je me suis basé sur le premier mouvement de ses sentiments (du moins tels qu’ils semblaient être ; je ne veux plus répondre de rien), pensant que le reste n’était que contretemps, et que la situation finirait à un moment ou un autre par retourner en ma faveur : c’était le contraire, passade dont elle a exagérément gonflé le côté sentimental sur le moment, et dont elle n’a pas osé me mettre trop brutalement sous le nez le caractère éphémère conçu comme tel dès le départ, voyant que je m’accrochais. Je reconnais aussi que j’ai tout de suite déformé les choses, n’acceptant plus de rien voir hors de ma lorgnette : c’est ce que m’a suggéré Loïc (alors même pourtant qu’il disait l’inverse il y a à peine plus d’un mois ; tout est vraiment trop compliqué pour moi). C’est idiot, l’amour, ça naît de pas grand-chose, et puis après, presque impossible de s’en débarrasser. Du moins pour ceux qui sont un peu trop sentimentaux. Parfois on dit que c’est le contraire, l’amour naît peu à peu, lentement, mais il peut disparaître en un instant (c’est dans une chanson de New Order un peu clinquante ; chaque fois que je pense à ça, je l’ai dans la tête) ; ça a pu se passer aussi. En tout cas j’ai vu s’écrouler mes derniers espoirs. Rien n’a l’air clair dans sa tête ; elle est avec Adalard, mais n’est même pas amoureuse de lui (encore une chose qu’elle a confié à Coline hier soir). Elle pourrait ne chercher qu’à baiser, mais dans ce cas, elle ne se poserait pas ce genre de problèmes — et puis on l’aurait fait. Peut-être qu’elle fait souffrir les autres sans le vouloir. Ce séducteur d’Adalard, ah ! le voir à nouveau sérieux un instant, rigolard l’autre (et comme elle le mangeait des yeux !…), ouvert et gentil avec moi comme avant parce qu’il sait que j’ai perdu la partie ! Quel loser je suis… Et je ne vais pas décrocher en une semaine, comme d’habitude. Tout le monde me dit qu’il ne faut pas tomber amoureux, que c’est beaucoup plus simple comme ça, mais qu’y puis-je ? Pour aller à la fac, j’étais habillé simplement, mais avant de sortir, je m’étais changé, avec une chemise, un foulard, un gilet jaune à petits carreaux verts, ma veste, et je me suis senti finalement très déplacé, pauvre proustien sur qui tombe d’un coup la vérité… J’avais vraiment l’air d’un con — d’ailleurs j’ai été vraiment à la rue tout le restant de la soirée, débitant des stupidités sans même m’en rendre compte : encore une chose à laquelle je préfère ne pas trop penser. Faut-il que Broerec m’aime bien pour m’avoir supporté ! Enfin, de toute façon elle va partir, aller faire des études ailleurs. Alors adieu. Et moi aussi je vais partir. C’est décidé. Jusqu’à hier soir j’hésitais, à cause de tout ça justement, mais là, c’est bon, j’en ai assez ; dès le début de semaine je prend rendez-vous avec le mec du ministère des Affaires Étrangères. Et je me casse. À Kuala Lumpur ou ailleurs, le plus loin possible.
The girl I love is gone
and I’ll never find a new…