Dîné ce soir chez Arnaud et Sophie, avec Adeline et Estelle, la pétulante sœur de Sophie. J’ai commencé par être indélicat, bien dans mon genre, lorsque Arnaud m’a téléphoné : j’étais surpris de son appel, et j’ai longuement hésité à accepter l’invitation, alors qu’il était au bout du fil… comme si je ne la comptais qu’en second, qu’en roue de secours pour ma soirée (et c’est vrai, j’ai toujours cet espoir irraisonné d’une proposition de dernière minute d’aller à une fête où je pourrais rencontrer des filles ; la simple idée de rater quelque chose me met dans des tourments insupportables. Je me suis abrité derrière la possibilité d’une invitation par Joris, arguant du fait qu’il devait me rappeler pour confirmer. Au vrai, sans l’appel d’Arnaud, je ne serais pas sorti, tellement j’étais fatigué). Mais je me suis décidé, et ça a été très agréable ; et détendu. On a badiné comme d’habitude, parlé de choses et d’autres, de plantes, de Thelonius Monk, dont Arnaud m’a ensuite prêté le magnifique album de piano solo où se trouve le work in progress de « ’round midnight », avec les ébauches successives de son improvisation ; de départ à l’étranger : la petite sœur de Sophie part dans une semaine pour six mois au Québec faire son stage de fin d’école. J’ai envié son assurance (qui n’était je crois qu’une vue de mon esprit), sa vivacité ; elle donne l’impression de faire tout un tas de choses passionnantes, d’être pleinement responsable, de bouger tout le temps : déjà un autre monde que le mien ; plus actif, plus brillant — même si je sais bien que des autres, on ne voit que la face exposée à la lumière.
Dans la voiture en rentrant, Adeline m’a parlé de Clément, ce à quoi j’étais loin de m’attendre ; elle m’a dit la jalousie qu’elle éprouve à le savoir avec une fille, en termes très vifs et directs, et m’expliquant que c’était quelque chose que je devais bien comprendre, même si dans leur cas c’est elle qui l’a quitté (et sans y mettre de gants). J’étais vraiment étonné qu’elle puisse ressentir ce genre de choses, surtout après tant d’années, et tant d’années passées avec Fred… – ça fait bien six ou sept ans qu’elle l’a quitté pour Fred. Elle réagit comme moi, elle ne veut pas le voir[1], mais précise que c’est aussi par dépit de ne pas avoir reçu de réponse à une lettre où elle s’est un peu laissée aller (à de la sentimentalité ? on l’imagine pourtant mal de sa part, sans doute parce qu’elle se protège), lui parlant de la fausse couche qu’elle a faite cet hiver. J’ai défendu Clément comme j’ai pu, jusqu’à ce que je sente qu’il valait mieux cesser, mais je me rends compte maintenant que vue la complexité de ce qu’elle éprouve encore pour lui, il n’est pas étonnant que cette lettre l’aie, lui, trop remué pour qu’il puisse y répondre. Mais ça veut dire qu’entre les anciens amants les blessures ne se referment jamais tout à fait ?
Je suis arrivé chez moi tard, et j’avais quand même un peu bu ; j’ai du mal à résister à l’appel d’une bonne bouteille, et ai ce soir moi-même provoqué la consommation en apportant la bouteille de vinho verde rapportée l’été dernier de Coïmbra (je la réservais pour autre chose qu’une fête d’arsouille, lui conférant d’ailleurs plus de valeur qu’elle n’avait gustativement). Pourtant je comptais ne pas boire d’alcool, et au départ pas même sortir, comme je l’ai dit : hier soir j’ai pris une cuite monstrueuse, et en grande partie incompréhensible.
Je suis allé à une fête chez Chepe à côté de la rue du Maréchal Joffre, où il y avait beaucoup d’étrangers et d’étrangères ; j’y ai pas mal bu, quoiqu’encore de façon raisonnable. Ensuite, avec Broerec, que j’avais convié, on a fait un tour rapide au Saguaro, où étaient Loïc et Mathieu plus ou moins à m’attendre, puis, avec Math, on a rejoint Chepe et les rescapés de sa troupe au Shaka Bar. Et c’est là que tout d’un coup, vers trois heures, je me suis senti très mal. C’est la première fois que je vomissais dans les toilettes d’un café, en m’agrippant aux murs, tellement j’étais sûr autrement de me vautrer par terre. En revenant dans la salle, je sentais le visage me tirer de partout, et j’avais peine à garder les yeux ouverts ; je suis parti sans même finir ma bière, sans demander mon reste (alors qu’ils ont tous fini à six heures du matin chez Broerec), titubant comme une vieille éponge et l’esprit traversé de pensées sans queue ni tête. Math m’a dit aujourd’hui qu’il n’avait jamais vu ça, j’avais le teint cireux d’un cadavre, et les yeux lourdement cernés de noir, enfoncés au plus profond des orbites. Et j’ai été malade comme un chien toute la journée.
[1] Ça veut donc dire que jamais elle ne l’a revu sans penser à leur histoire…