Matin du samedi 19 avril

Il fait beau, un vrai temps de littérature. Je suis allé porter un envoi urgent à la poste centrale place Bretagne, et ne me suis rappelé qu’en y arrivant que c’était aujourd’hui l’inauguration de la nouvelle permanence du Front National ; je comptais bien aller manifester contre quand j’avais appris la nouvelle, mais par paresse, j’avais laissé tomber l’idée. Et puis là, je suis tombé sur des groupes de gens massés devant l’entrée de la rue de Budapest, alors je m’y suis mêlé ; la poste est à cinquante mètres.

Dans ce genre d’événements, il est toujours difficile de percevoir dès le premier abord ce qui se passe, je me suis dirigé un peu au hasard vers les gens pour voir ; la première chose qui toujours frappe, c’est l’omniprésence de la police : motos barrant l’accès aux rues, voitures au flocage agressif, cars de CRS uniformes et cordons de ces mêmes hommes casqués en bleu marine, lourds, massifs et à mi-chemin entre la science-fiction apocalyptique et un Moyen âge rustaud. Ils sont rouges, congestionnés ; la plupart portent la moustache.

Je m’approche, j’entends confusément une fille hurler ; je tourne la tête, elle est à terre, se protégeant le visage des mains, et au-dessus, un type coiffé en brosse, baraqué dans son cuir noir, qui a l’air furieux et éructe d’incompréhensibles borborygmes. J’essaie de voir si je peux m’interposer, mais me fait rembarrer violemment ; le type, tout rouge lui aussi, les veines lui saillant du cou, vocifère, veut qu’on le respecte. C’est une de ces ordures de flic en civil, il remonte dans une voiture banalisée, qui démarre en trombe. Impossible d’en tirer quoi que ce soit de sensé, ou de lui glisser que la police doit avant tout respecter les citoyens. Ils n’ont pas arrêté la fille, qui est en pleurs, réfugiée dans les bras de son copain. Quelqu’un a avidement pris des photos de la scène — mais trouver des exemples de la violence policière n’est pas très difficile (il est en revanche souvent plus difficile de conserver ses clichés : les flics qui surprennent les photographes cherchent à leur arracher l’appareil pour détruire la pellicule). Cette fois, les voitures s’étaient simplement pris des œufs : il faut croire qu’un rien les énerve, et que leur notion du « respect » est élastique. Le problème, c’est qu’ils jouent, plus ou moins passivement (s’en rendent-ils compte ?), le rôle de complice des groupes fascisants. Là réside d’ailleurs l’ambiguïté de l’institutionnalisation du FN : la police – de la République – vient protéger ceux-là même qui nient les valeurs de la République. Pour les manifestants, puisqu’on ne peut qu’être pour ou contre eux — et là à raison — les flics sont du mauvais côté. Et puis par nature, la face répressive de la police est trop familière du déni de droit pour que cette institution ne soit pas considérée comme cousine naturelle du totalitarisme : il n’y a qu’à voir le comportement de ses membres, de toute façon.

Aujourd’hui, ils avaient sorti l’artillerie lourde, la rue bloquée par des camions équipés de grilles anti-charge, les poches pleines de grenades lacrymogènes, et des cars garés à la queue-leu-leu tout le long des trottoirs. Tout ça pour cent cinquante malheureux manifestants (et autant, m’a-t-on dit, à l’autre bout, rue du Calvaire : trois cents en tout quoi). En un sens, c’est flatteur qu’ils aient craint une forte mobilisation ; mais la situation frisait le ridicule. Et puis le samedi en fin de matinée est peu propice à beaucoup de débordements ; régulièrement des passants à leurs courses traversaient notre groupe, souvent des gens chics, parfois mécontents de ne pouvoir aller chercher leurs pâtisseries chez Touz (puisque la rue est bloquée par les CRS : pour y pénétrer, il faut montrer patte blanche : c’est-à-dire carte du FN, ou je ne sais quoi du genre. Symbole malheureux de cette collusion), des gens peu étonnés en tout cas ; c’est la vie normale. On est loin du temps où le bourgeois ne pensait les manifestants que comme une lèpre : est-ce parce la notion de classe sociale a perdu de sa vigueur, ou parce qu’eux-mêmes ne sentent plus leur propre situation suffisamment bien assise ? Tout simplement parce qu’ils n’aiment pas non plus le FN : qui fait des scores faibles aux élections ici. Passe une de mes étudiantes, l’air pressé et les yeux baissés ; une des plus jolies filles, mince, blonde et les yeux noirs à la contenance décidée et modeste, dont j’ai du mal à arracher mes regards en cours ; je crois que son nom est Angélique Sioc’han et elle est certainement de bonne famille. Qu’elle se sente là pressée de quitter la scène ne m’a pas étonné.

Aucun signe que ça va dégénérer cependant. Des types en costume à l’air connard qui se rendent à l’inauguration se font copieusement siffler et insulter à leur passage : rien de plus. Les « Enculés ! » volent par poignées, mais ce ne seront jamais des pavés. Un de ces types qui vient de passer, sans se retourner, lance un doigt dédaigneux en notre direction, un genre de barbouze ; on dirait un officier SS. Je sens même en moi monter le goût de la haine. D’un bout à l’autre ils seront protégés par la police. Pourtant, il faudra bien un jour les éliminer, leur faire rentrer leur connerie dans la gorge et les en étouffer, leur faire péter les tripes : ce ne sera jamais par le raisonnement qu’on viendra à bout de ces « idées », tant elles se situent à un niveau tel que le raisonnement ne pourra jamais y descendre.

Malgré ces mauvais sentiments qui m’agitent, je n’arrive pas à participer aux concerts de hurlements, ça me resterait coincé au fond du gosier ; et même les diatribes des quelques uns qui s’y risquent me gênent. Je viens parce que la cause me semble juste (et quand même aussi par hasard, donc), mais j’ai du mal à me sentir en phase avec ceux qui la défendent le plus ardemment, je ne me sens pas grand-chose de commun avec eux ; et puis par nature, j’adhère avec la plus grande difficulté aux mouvements collectifs quels qu’ils soient. Ne voyant personne de connaissance, je circule entre les groupes en fumant pour me donner une contenance ; avec ma veste, ma chemise blanche et mon petit gilet à carreaux, j’espère que personne n’a l’idée de me prendre pour un flic en civil — enfin je n’en ai pas vraiment la carrure, pour commencer…

On se fait bousculer sans ménagements par les brutes casquées, qui, sans raison apparente, ne veulent pas qu’on reste sur les pelouses ; et refoulé sur le trottoir, j’aperçois enfin une connaissance, le frère d’Adalard, tranquillement assis sous un porche à fumer une clope : il est fatigué, il vient de nager une heure et demie à la piscine ; de toute façon, c’est un garçon calme, peu démonstratif, pas très porté sur ce genre d’événements. Adalard n’est pas loin, le sourire aux lèvres ; qu’il n’ait pas été là m’aurait étonné – enfin lui aussi m’avoue que c’est parce qu’il avait à faire à la poste et qu’il ne serait pas venu sinon. Et il a appris comme moi par la presse le coup d’éclat odorant du début de semaine. J’aimerais lui parler de Sarah, comme il me l’avait fait lui-même par répondeur interposé, mais ce n’est à l’évidence ni le lieu ni le moment. On se cantonne à évoquer la situation, de notre point de vue un peu décalé, en faisant des blagues (surtout Adalard, très fort pour ça, c’est admirable), on déplore le peu de monde qui s’est déplacé, on parle plus généralement de politique. La grande affaire en ce moment c’est l’annonce de la probable dissolution de l’Assemblée Nationale, et donc l’organisation de législatives anticipées d’un an : manœuvre politique sans doute dont la raison serait le vieil adage « Plutôt mal élu aujourd’hui que battu demain ». La droite doit être tellement certaine d’aller à la cata en 98 qu’elle préfère brusquer le cours des choses pour accaparer le pouvoir encore cinq ans. C’est un aveu d’échec politique, même s’il ne sera jamais reconnu comme tel, qui vient après tous les prévisibles mensonges qu’ils nous servent depuis quatre ans[1], les coups bas, les vestes tant retournées qu’on ne sait plus l’envers de l’endroit. Mais il n’est pas du tout sûr que les gens le comprennent et ne se laissent pas avoir à nouveau — le risque pris ne peut qu’avoir très calculé ; ils ont dû tabler sur le fait que la gauche n’était pas prête à se retrouver au gouvernement, et que le pire de leur politique était encore à venir (ils préféreront l’annoncer après, histoire de berner à nouveau les crétins qui auront voté pour eux). C’est honteux, lamentable. Cela étant, Adalard et moi sommes d’accord : pas dit que leur éventuelle défaite serait très profitable. La « gauche » n’en a à peu près que le nom, puisqu’elle sert les mêmes plats, avec simplement un enrobage plus doux — ce qui suffit le plus souvent à assoupir les désirs de révolte ; alors que la poursuite d’une bonne politique de droite dévastatrice et sans états d’âme, avec aux commandes des cons immondes comme Juppé, pourrait peut-être enfin provoquer l’explosion qu’on attend, à force d’exaspération. D’une manière différente de l’extrême droite (et quoique les manœuvres sécuritaires et anti-immigrés révèlent l’ampleur de certaines confusions), leur politique parvient à une négation de l’homme assez similaire — sans parler du fait que le marigot où ils se débattent ou s’ébattent apporte de l’eau au moulin du FN, qui fait de la « pureté » un fond de commerce qui rapporte, même s’il est lui-même encore plus empêtré que tous les autres dans les machinations.

Vers midi nous nous sommes quittés, pour aller déjeuner chez nos parents respectifs, après avoir repoussé le moment de partir le plus tard possible — mais il semblait évident qu’il ne se passerait rien de plus que ce que nous avions vus. À ma totale surprise, on a fêté mon anniversaire, avec dix jours d’avance : parce que le week-end prochain sera occupé par les répétitions pour le film de Joris et que le suivant ce n’est pas possible. Mady et lui m’ont offert le nouvel album de Miossec, tout juste sorti. Mais nous a aussi été annoncé une grande nouvelle, qui valait au moins autant que n’importe quel cadeau : Papa et Maman ont décidé de racheter la « maison du fond » à Méliniac avec la part de l’héritage de Grand-Père et Grand-Mère de Maman ; nous, les trois enfants, nous avions poussé en ce sens, mais ce n’était pas du tout gagné. Sinon elle aurait été vendue, aucun des frères de Maman n’étant intéressé, et une copropriété n’étant pas envisageable. Je pense que c’est pour nous qu’ils se sont décidés, ce qui fait d’autant plus plaisir. Mais ce sera difficile financièrement : les parents n’ont pas vraiment d’argent (et l’héritage couvre juste l’achat[2]). Il faudra que nous participions un peu, aux frais d’entretien et aux travaux, mais ça paraît normal ; et comme tous nos amis ont l’air d’apprécier y aller, ça ne posera pas de problèmes : il faudra même qu’elle soit occupée le plus possible.

5h du matin. Retour trop tard d’une fête chez Père (enfin chez ses parents au Pont, comme nous en avons tant fait depuis le lycée). Contre toute attente, Stéphanie était là. Nous devions ne plus nous voir, mais restons soumis à des aléas de ce genre, nous avons les mêmes amis, pour l’essentiel. Je lui ai à peine parlé, mais gentiment, et l’ai trouvée à son avantage. En revanche, comment aurais-je réagi si elle avait paru au bras d’un garçon ? Je ne sais pas si j’aurais vraiment pu partir, comme je m’en faisais l’idée avant. Beaucoup parlé avec Coline, et avec Loïc et Mathieu, autrement. C’était plus simple.

[1] Je ne cherche pas là à dédouaner la gauche des fautes commises lorsqu’elle était au pouvoir avant ; mais depuis sa juste défaite en 1993, le nouveau pouvoir n’a eu que des visages de plus en plus hideux.

[2] Environ 600 000 F.