Dimanche 21

J’ai dormi à peu près toute la journée. Vers 18h, Clément et Hélène sont passés à l’appart : Adalard m’avait parlé du vernissage d’une exposition à la Park Galerie ; je pensais qu’on le rencontrerait là-bas, mais il n’y avait personne — on pouvait même difficilement parler de « vernissage » au sens de « moment où on boit (ce qui m’y intéresse au premier chef) et où il y a éventuellement des discours et autres mondanités pour marquer le premier jour d’une expo » ; dans un coin, deux malheureuses bouteilles de Gros-Plant sans étiquette dégueu étaient posées à même le sol, et une pile de verre en plastique blanc sur l’appui de la fenêtre. Et hormis le mec de la « galerie » qui discutait avec un de ses potes dans l’antichambre pleine de papiers entassés et de cendriers, il y avait deux ou trois pelés à se demander ce qu’ils faisaient là avec une grande lenteur de geste ; et nous. Adalard était peut-être passé, mais n’était pas resté, évidemment.

L’expo ne m’a pas intéressé ; comme je comptais le dire plus loin, je ne me sens pas vocation de critique d’art — et surtout pas de celui-là.

L’amusant (et qui peut expliquer pourquoi il n’y avait personne), c’est que la « galerie », c’est un vieil appartement très délabré juste au-dessus de chez le mec qui la tient ; auparavant, c’était rue Santeuil — dans un endroit lui aussi un peu miteux, mais moins, et puis au moins les gens savaient où c’était. Ils ont dû partir pour une histoire d’argent dont je ne me rappelle plus les détails, et se sont rabattus là. Au début de l’année dernière, on était allé y faire, un truc branché où on avait bu comme des trous. C’est juste à côté du château, on entre dans une vieille cour humide, et on monte à droite un escalier sombre, étroit et défoncé. Que ce soit miteux ne me dérange pas ; ça renforce le côté underground. L’art s’en porte même mieux, il reste plus proche, plus humble, comme un groupe de rock qui joue dans un garage. Après ça, ils peuvent montrer ce qu’ils veulent. Sauf que là, on était tellement proche de l’art qu’on avait du mal à passer entre les machins exposés et le mur, on aurait presque pu se croire dans un débarras où avaient été entassés des vieux meubles d’école incompréhensibles. Pourquoi pas ?

On est ensuite passé chez Paul et Victoria, dans leur appartement sombre et qui empestait la cigarette. J’ai même apprécié le Johnny Walker label rouge que Paul nous a proposé, tant j’avais l’estomac barbouillé (c’est ça de mal manger : vers quinze heures je me suis préparé une plâtrée de riz cantonnais parce que je me sentais faible, et pour réparer les abus de la veille, mais immédiatement j’ai eu l’impression d’avoir avalé un sac de briques). Aller au cinéma ne leur disait rien, on les a donc laissés pour aller au Concorde, même si Clément et moi on serait aussi bien restés regarder les vieilles vidéos de La Musique que Paul nous a sorties ; des trucs que ni lui ni moi n’avions jamais vu – il est venu nous filmer à diverses occasions mais ne nous avait jamais montré le résultat –, comme des images prises pendant l’enregistrement de notre première démo à l’INSA de Rennes début 92 je crois (Xavier très concentré sur sa batterie dans la seconde partie de « Courir » ; Clément et moi la tronche bouffie, le manque de sommeil sans doute). Celles du concert au Floride aussi, assez punk, parce que Clément n’était pas là, qu’on avait joué en trio, Xavier, Joris et moi, et que Joris avait dû assurer toutes les guitares[1]. On commence à regarder tout ça avec une grosse pointe de nostalgie – un an et demi que nous avons arrêté de jouer déjà, qui suffisent à aplanir les difficultés que nous avions entre nous (même si le prétexte de notre split a été le départ de Clément à Toulouse ; nous nous étions dit que nous pourrions continuer à distance mais très vite il s’est avéré que personne n’avait la moindre motivation pour ça, nous avons chacun clos le chapitre et sommes partis sur autre chose. Et je n’ai d’ailleurs de ce fait jamais envoyé à personne les k7 de la dernière démo ; je ne le leur ai pas dit non plus. Mais je pense que nous avons tous éprouvé un certains sentiment d’inachevé, un peu amer).

Le seul film qui me tentait, c’était un film iranien, de Mohsen Makhmalbaf, Un instant d’innocence  ; j’en avais lu du bien. Et en effet c’était bien. Un nouveau film sur le cinéma, où le réalisateur joue son propre rôle, et entreprend de revenir sur un épisode de sa jeunesse. Il montre toutes les étapes de son travail, depuis le choix des acteurs jusqu’au tournage des scènes, qui ne se passent évidemment pas comme prévu ; c’est fait avec peu de moyens, et par moments, ça a presque l’air d’être documentaire. Il y a peu de digressions, ça va à l’économie. Comme souvent avec les films qui viennent d’un peu loin, il y a un côté qui nous paraît (à tort sans doute) naïf, amateur, mais je ne vois pas ça comme un défaut — et puis ça nous décrasse les yeux, ça vient aussi de ce que les codes employés sont différents des nôtres, pas seulement de ce que la pellicule est dégueulasse. D’ailleurs, il y avait tout un travail sur la remémoration vraiment intéressant, sur le fait que faire rejouer des parties de sa vie vingt ans après peut en changer le sens, et même les faire parvenir à un état d’achèvement qu’elles n’avaient alors pas connues — j’ai pensé à « L’Autre mort » de Borges[2] (mais je ne suis pas très doué pour parler des films de cette manière juste après les avoir vus, quoique j’aie parfois du mal à m’en empêcher ; il faudrait les revoir pour être bien sûr, et solidifier les impressions trop diffuses qui naissent lors de la première projection, ou bien il faudrait en discuter ; et là, on est rentré tout de suite, Clément et Hélène étaient trop fatigués pour acquiescer à ma suggestion un peu automatique d’aller boire un verre ; ou peut-être, ils avaient juste envie de baiser).

J’aime aussi voir ces films pour le dépaysement ; c’est bête mais c’est vrai. D’habitude, on ne connaît les autres pays (à moins d’y avoir été, et encore, est-ce bien différent ?) que par des images télés produites avec notre regard ; là, les cinéastes montrent la réalité telle qu’eux la voient. La plupart du temps, tout pittoresque en est absent de ce fait ; parce que pour un regard de l’intérieur, ça n’existe pas. Et c’est ça qui est bien. Comme ça il y a le temps de se concentrer sur les choses importantes. Même si ce qui m’intéresse est aussi parfois très mineur et peut n’avoir rien de cinématographique : la façon dont les gens sont habillés (et je suis toujours étonné quand je constate que ce n’est pas forcément si différent de nous), ce qu’ils mangent, la langue qu’ils parlent ; par exemple, savoir qu’il pouvait neiger dru à Téhéran m’a intéressé : je l’ignorais… En revanche jamais le film ne pénètre dans un intérieur, et j’en ai été désappointé. Vous voyez que je n’ai rien d’un critique, je peux de temps à autre me laisser distraire par tout autre chose que la substance du film, ou sa construction formelle — et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas[3].

A mesure qu’on progresse vers la fin du film, on voit d’ailleurs de plus en plus à l’écran une jeune fille qui a peu à peu complètement polarisé mon attention, tellement je l’ai trouvée belle. Ça m’arrive de passer pas mal de temps à regarder les jolies filles, en bon sentimental. Mais là il fallait aussi lutter contre le malaise né de ne la voir qu’enveloppée de noir des pieds à la tête, sans cesse resserrant son tchador autour de son beau visage, le visage modeste et les yeux baissés dans la rue, et même dissimulant ses traits d’un pan du voile lorsqu’elle s’adressait à un homme inconnu. Triste et odieuse oppression ! Peut-être est-ce d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le film ne montre aucun intérieur, l’impossibilité de faire voir au public (en public) une femme autrement que voilée[4].

Mais en regard de ces difficultés qui m’ont paru pesantes, exsudant de l’écran peut-être de façon involontaire, le badinage d’amour entre elle et le garçon jouant Makhmalbaf jeune lorsqu’il lui parle pour la première fois de son éventuelle participation dans le film (redoublant en cela aussi la vie du réalisateur, s’y superposant presque) n’en est que plus touchant et émouvant.

[1] Avec l’aide de Xavier sur deux morceaux aux parties plus techniques, pour être précis ; mais lui non plus ne jouait pas encore très bien, et ne l’avait jamais fait en public — et puis ça voulait alors dire qu’il n’y avait plus de batterie : à l’époque, c’était pas cool, un groupe de rock sans batterie, du moins dans nos esprits (batterie qu’on avait remplacée sur ces morceaux par une boîte à rythme outrancièrement naze).

[2] Puisqu’il faut que je le place partout…

[3] En fait je me bats un peu tout seul, là… personne ne m’a jamais empêché de faire quoi que ce soit dans ce domaine. Peut-être s’agit-il d’un des nouveaux avatars de la lutte contre l’idée que je me fais de ce que les autres doivent penser de « l’Intellectuel » que je suis bien censé être (en moi, et dans l’image que les autres me renvoient telle que je la reçois). Je ne cesse d’entraver moi-même ma liberté.

[4] Note du lendemain : on m’objecte que dans les films de Kiarostami, les femmes ne sont pas toujours voilées, même lorsque l’intrigue se situe à Téhéran (on pourrait penser que les campagnes un peu reculées ont des pratiques qui peuvent être différentes — mais à vrai dire je n’en sais rien) ; je n’en ai encore jamais vu. Si ses films n’étaient pas projetés en Iran, la question serait réglée, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Il n’empêche que ce problème du voile à l’écran mériterait d’être considéré avec un peu plus de documentation ; il permet de poser la limite entre ce qui est accepté comme « fiction », ou « non-réel », et ce qu’on considère comme « la réalité », dont les lois peuvent ne pas s’étendre au domaine précédent.