Mercredi 9 juillet 97, Nantes enfin estivale

L’après-midi et la soirée en compagnie de Marie-Charlotte et Ermold, vraiment pas tristes. Parfois c’est à croire qu’Ermold n’a que cinq ans. Aussi compliqué et capricieux qu’un gamin ; et c’est alors elle, avec ses douze ans de moins, qui semble la plus vieille et la plus mûre. J’ai d’abord été à la fac, plus ou moins pour glander, comme souvent, et pour discuter un peu avec Ferni. Marie-Charlotte était là à repiquer des cassettes de son exposition vidéo du mois de mai ; elle m’a proposé de passer ensuite chez elle « prendre le goûter » : c’était mon intention avant même de la voir. Je suis passé m’acheter une chemise à carreaux que j’avais repérée en soldes le matin rue Contrescarpe, puis des gâteaux à Monoprix, et ai sonné chez elle. C’est la première fois que j’allais dans son nouvel appartement, rue Jean-Jacques, celui dont le déménagement a été si dur le dernier week-end de juin (son appartement précédent était au cinquième étage, et elle avait un nombre de caisses infini ; avec Ermold, Paul et Victoria, on a passé tout le dimanche après-midi à faire des allers et retours dans l’escalier, et à la fin on ne sentait plus nos jambes, on n’aurait pas monté un carton de plus). Au premier abord il m’avait déplu. Avec le temps très gris et presque constamment pluvieux, c’était glauque, mais maintenant qu’elle l’a repeint, et avec le soleil, c’est très bien, élégant — en plus il est spacieux : quelque chose comme 75 m2. On a discuté dans sa cuisine jusqu’à ce qu’un coup de fil d’Ermold nous dispense d’aller le surprendre ; il s’est remis à sa thèse[1], mais ne peut s’empêcher d’appeler Marie-Charlotte trois ou quatre fois dans la journée ; pour rien, ou pour lui apprendre les nouveaux exploits du petit chat gris qu’elle lui a offert (doux comme une souris). Sans elle je ne sais pas ce qu’il ferait. On l’a rejoint chez lui, à cinquante mètres (au téléphone, il a, comme d’habitude, fallu qu’il l’asticote d’abord sur ce qu’on pouvait bien faire seuls tous les deux), et c’est lui-même qui a proposé qu’on aille boire quelque part.

Les ennuis ont commencé avec minutie après, quand il s’est laissé enfermer dehors sans les clefs de l’appartement, dont il avait confondu le trousseau avec un autre : dix bonnes minutes devant la porte close, à se lamenter, à l’agiter violemment, et s’obstiner à essayer d’autres jeux qui à l’évidence n’avaient aucune chance de marcher (ce serait trop facile si toutes les clefs ouvraient toutes les portes…), à répéter « Ah quel con ! Quel con ! Je le savais bien, voilà, c’est un acte manqué parfait : c’est que je n’aurais pas dû sortir, j’aurais dû rester à travailler. Et puis demain ça va être encore 250 balles de serrurier, et puis ça veut dire toute la matinée de gâchée, je ne vais encore rien faire, etc ». Marie-Charlotte et moi, presque déjà dans l’ascenseur, évitions de nous regarder pour ne pas rire ; elle qui plus est déjà ennuyée de penser qu’il allait seriner ça toute la soirée. Ce qui n’a pas manqué. Mais à part lever les yeux au ciel, elle n’a pas encore trouvé le moyen de stopper ces hémorragies de négativité quand ça lui prend. À la terrasse du Pourquoi pas ? (où j’ai, moi, oublié mon cartable en partant, avec toutes mes affaires dedans), même après avoir changé de sujet, il est resté dans le négatif total. C’était critiquer les gens qui passaient, se plaindre à propos de tout et de rien. C’est avant tout un rôle dans lequel il se complaît, et qui le fait rire lui-même. Il est comme un gamin, il en rajoute d’autant plus que ça l’énerve elle, mais sans savoir s’arrêter quand il le faudrait, alors elle a fini par faire la tête, et je me suis retrouvé dans l’inconfortable position de celui qui tient la chandelle — éteinte cette fois.

On s’est retrouvé finalement, à imaginer la vie que peuvent mener les gens d’après leur apparence, telle femme dont la jeunesse se fane, trop bronzée et trop court vêtue qui doit attirer les hommes machos et violents à l’occasion, et connaît la déception amoureuse (cette longue cicatrice qu’elle a à la cheville, est-elle la suite d’une morsure de crocodiles alors qu’elle avait suivi un aventurier de petit calibre en Afrique, ou vient-elle d’un accident avec l’hélice d’un bateau à moteur sur une plage de Pornic ? C’est peut-être à cause d’elle qu’elle ne porte pas cette chaînette dorée qu’on s’attendrait à voir) ; tel ancien diamantaire ruiné qui, toujours guindé parce qu’il confond ça avec être élégant, promène sa déchéance en écharpe de soie. Le café où on était est d’ailleurs un des seuls dans le centre-ville, à la connaissance affûtée d’Ermold-le-Chroniqueur à attirer autant une clientèle d’étudiants que de vieux alcooliques amis de feu son père et plus ou moins dignes (parfois ils se vautrent sur les marches à la sortie de la terrasse). Mais là aussi nos excès ont agacé Marie-Charlotte au bout d’un moment.

La conversation, alors, a tourné sur Sarah. Tous deux ont jugé que ce n’est qu’une gourgandine : « une salope » même. Marie-Charlotte lui a reproché ce petit jeu pipé de la Dolce Vita dans le bassin du square ; elle est trop franche et fidèle pour accepter ça d’une copine. Elle est très « comme il faut », mais sans ce que ça peut avoir d’habitude de négatif. Tout ça m’a au moins appris que je n’étais pas le seul à devoir souffrir de son attitude, trop fréquente pour que ce soit juste une inconséquence. « Aller faire sa chatarde en mini-jupe à descendre des pintes au Saguaro, et n’attendre que de se faire sauter pour ensuite reculer au dernier moment, je ne vois pas comment on peut donner du crédit à ce genre de comportement ». Bref, Sarah est une allumeuse.

Le plus beau moment de mésentente de la soirée, un peu tendue, agacée, presque jusqu’à son terme, a été quand Marie-Charlotte a eu faim, et qu’on a parlé d’aller manger ; je n’aurais pas rêvé situation plus ridicule. Après des tergiversations infinies de part et d’autre, Ermold a proposé d’aller dans un bar à tapas qui vient d’ouvrir rue Joffre ; mais Marie-Charlotte et moi on a un rechigné devant la marche à faire, face à un Ermold outré de notre mollesse, et qui ne s’est pas privé de le dire, aggravant encore évidemment la situation ; voyant cela on a fini par accepter, mais c’est alors lui, revenant à cinq ans, qui a refusé catégoriquement d’y aller : « OK, c’est trop loin ! Non, vous avez raison, on n’y va pas, c’est beaucoup trop fatigant, c’est vrai. » Et comme on persistait à en prendre la direction, Marie-Charlotte a hésité, et lui en rajoutait encore : « De toute façon, ça ne sert à rien d’y aller, tu ne vas rien aimer de ce qu’ils ont ; on n’a qu’à acheter un kebab et puis voilà ». Une manière de se donner en spectacle assez pathétique ; et plus ça allait plus ils étaient en train de s’enfoncer. Je voyais la fin de soirée tourner au vinaigre, si je n’avais pas trouvé par hasard sur le chemin de quoi détourner la conversation et faire rentrer ces fleuves navrants d’acrimonie dans leur lit.

[1] Moi aussi, je m’y suis censément remis (j’ai recommencé à travailler un peu depuis lundi) ; aujourd’hui, je me suis levé trop tard, et comme j’accompagne Joris visiter des appartements dans l’après-midi, j’ai dû renoncer au travail : je n’ai que cette fin de matinée pour écrire tout ceci.