Joris a trouvé un appartement hier soir ; rue Léon Blum, un petit truc pas mal d’après ce qu’il m’a dit, avec des poutres apparentes. C’est dans un des meilleurs endroits de la ville : à deux pas de l’Erdre et du Bouffay à la fois. Il aura eu la chance de ne pas avoir à chercher longtemps : deux jours — où je l’ai partiellement accompagné.
J’étais venu chez les parents histoire de passer la soirée avec lui, tous les deux autour de la bonne table maternelle, mais c’était oublier que Papa et Maman rentraient de Méliniac, vu que Maman reprenait son travail ce matin. Et grosse surprise pour leur retour : Papa s’est rasé la barbe. Ça faisait peut-être trente ans qu’il ne l’avais pas fait ! C’est très bizarre ; ça change beaucoup la forme du bas du visage, évidemment, avec le dessin d’un menton beaucoup plus carré ; et comme il vieillit, il a la peau sous le menton qui devient un peu flasque. Je le préfère avec. On dit que se raser rajeunit (moi, si je m’ôte la barbiche et la moustache, je perds cinq ans) ; là, pas sûr. Ça éclaire au moins la physionomie sous un tout autre jour. Joris trouve lui que ça en fait carrément un étranger.
Une fois de retour chez moi, après-midi passée entre l’écriture et le Tour de France à la télé, avec la victoire d’un type échappé sur 150 km, qui prend du même coup le maillot jaune à la surprise générale. Enfin j’écris ça comme si ça m’intéressait.
Deux heures. Au Katorza ce soir, Chungking Express de Wong Kar-Wai avec Joris et Nonos ; à l’occasion de la rétrocession de Hong-Kong, ils programment un cycle de cinéma chinois tout l’été. Il faut souvent ce genre d’occasions pour voir les films : celui-ci n’était en tout cas pas passé ici, au moment de la sortie nationale. J’en avais entendu beaucoup de bien : ce n’est pas immérité. Très différent des Cendres du temps, le seul autre Wong Kar-Wai que j’ai vu jusqu’ici, un film incompréhensible et maniéré au possible – dans un Moyen-Age chinois rêvé. Dans Chungking Express, la caméra bouge tout le temps, avec une grande virtuosité, le rythme est rapide. On retrouve un peu les mêmes effets de flou que dans les Cendres du temps sur certaines séquences, pour suggérer la vitesse, où l’écoulement du temps : sur un plan fixe, des figures défilent à toute vitesse, et au second plan le personnage reste pratiquement immobile ; il met des pièces dans un juke-box, ou boit un café et la serveuse le regarde rêveuse le menton dans les mains. C’est très réussi.
Il y a pas mal de choses drôles, mais sur un fond général pas gai du tout, des types (des flics — je ne sais encore si ça a de l’importance) se sont fait larguer par leur copine, et tombent amoureux, un peu arbitrairement de filles avec qui ça ne va pas marcher ; ils traînent, espérant un appel, marmonnent tout seuls face à des objets pris en gros plan. Il y a deux types, mais notre conception du récit est mise à l’épreuve, parce que les deux histoires se succèdent sans autre point commun qu’une courte scène avec une serveuse de fast-food, qui sert de passage de témoin ; mais à ce moment-là, j’ai dû fermer les yeux, ou bien le sous-titre a disparu trop rapidement avant que je l’aie lu, et j’ai raté l’enchaînement. Ensuite, on ne revoit plus du tout le premier type, ni la criminelle dont il était tombé amoureux[1]. Et tout se passe sans qu’on voit presque jamais la lumière du jour, dans des centres commerciaux souterrains, ou bien la nuit, ou encore dans des réduits pas possibles ; et quand les fenêtres ouvrent sur le jour, elles donnent sur un escalator ou un puits de lumière. Hong Kong. On ne doit pas voir le ciel sur plus d’un plan ou deux. Et il pleut ; ce qui donne de beaux effets de flou sur les vitres (Wong Kar-Wai a l’air d’être un spécialiste de l’intercalage de voiles de toute sorte entre l’objectif de la caméra et la scène à filmer ; c’est évidemment très esthétisant, mais ne paraît pas excessif cette fois). C’est donc oppressant — j’avais déjà remarqué la même chose dans les autres films de Taïwan ou Hong Kong que j’ai pu voir, notamment Mahjong d’Edward Yang —, avec beaucoup de néons qui tranchent sur le noir, des couleurs flashy qui accentuent le glauque de l’univers où vivent les personnages. Mais ça n’en est pas moins très attirant, plein de multiples séductions (les filles, toujours très jolies) ; aller voir un peu là-bas ne me déplairait pas.
Avant le cinéma on est resté un peu chez moi, où on a discuté de la planète Mars et de la vitesse de la lumière un verre de Knockando à la main, et en écoutant Television et un album récent des Wedding Present, et ensuite, à une terrasse de café rue Scribe. En passant dans le haut de la rue, j’ai aperçu un de mes anciens copains de fac, mais, allez savoir pourquoi, j’ai aussitôt détourné le regard et me suis éloigné… Dans mon dos, j’ai entendu un « Oh, mais je le connais celui-là ! » qui s’adressait sans doute à moi, mais il était trop tard pour faire demi-tour, alors que je regrettais déjà mon attitude incontrôlée. C’est de la timidité, mais comment s’étonner ensuite que je passe pour froid et hautain ? Très agréable soirée, malgré cet incident.
[1] Il y a peut-être là un rapport avec leur profession : ils tombent tout deux amoureux d’une fille qui bouscule l’ordre établi ; la première trafique de la drogue et tue, et la seconde s’introduit à son insu chez son soupirant, pour tout modifier de son environnement — ça donne lieu à des scènes assez marrantes : le type ne se rend compte de rien. J’aime assez ce côté inattendu si ce n’est « irréaliste ».