Mercredi 16 juillet, Méliniac

Arrivé à Méliniac avec Georges en début de soirée, emmenés par Maman – Mady lui a pris sa Punto pour son stage à Montpellier et dans le Larzac, qui dure juillet entier. Toute la journée, allez savoir pourquoi, j’ai été de la plus grande nervosité, fatigué de tout, à m’énerver, gueuler et lâcher des bordées de jurons pour un rien. Rentrant des courses à Décathlon (pour m’acheter une raquette de badminton) et à Hyper U, en pleine chaleur, juste avant le départ, j’ai fumé une cigarette sur la terrasse. J’étais super stressé, j’ai tiré dessus comme un malade. D’un coup, je me suis senti mal, les jambes flageolantes, le cœur qui battait la chamade, et cette impression caractéristique de flotter au dessus du sol, le corps entier bourdonnant de façon sourde comme si j’allais m’évanouir. L’atmosphère était tendue : je me suis fait passer pour malade – ce que j’étais, de fait. J’ai parlé de tachycardie, de palpitations. C’était d’abord une manœuvre grossière pour me retrancher de ce qui se passait autour, mais à mesure, ne me sentant vraiment pas bien, je n’étais plus sûr que ce soit juste une comédie. Après, j’ai dormi tout le voyage (je passe mon temps à dormir ; dès que je peux).

De toute façon, j’ai été globalement déprimé depuis le lever, après avoir beaucoup trop peu et mal dormi. On forme un bel attelage, avec Georges, lui aussi toujours dans sa mauvaise passe — et probablement à cause d’une parole malheureuse que j’ai eue hier soir au café ; c’est du moins ce que Maman m’a laissé entendre à midi quand il est parti répondre au téléphone : du genre « C’est malin, François, tu vois le résultat. Tu dis une connerie (enfin jamais Maman n’emploiera ce mot mais c’est bien ce que ça voulait dire), et moi je le récupère en pleurs ce matin, ton frère. » Il m’a bien fallu reconnaître l’indélicatesse, malgré toute la mauvaise volonté du monde. Et puis ça ne m’étonne pas (même si je n’avais pas prévu cette conséquence), hier soir je n’ai pas montré un grand contrôle de moi-même. J’ai certainement dépassé les bornes. Je n’ai pourtant pas eu l’impression de boire tant que ça. Mais c’est toujours pareil ; je me sens dans une ambiance amicale, je ne fais plus trop attention, et je dérape en racontant n’importe quoi, en abattant des barrières qui ne devraient pas l’être. Ça fait longtemps que je n’avais plus ressenti cette sensation très douloureuse et infériorisante, mais c’est parce que j’ai appris à ne plus faire un critère de mon entourage habituel (presque vernaculaire). Là, c’était autre chose, il y avait aussi Ermold et Marie-Charlotte, et en plus c’était un mélange très disparate, le truc toujours risqué : outre Clément, qu’ils connaissent, il y avait Joris, donc, Fred et Adeline, Sophie. Le groupe de jazz d’Arnaud jouait à deux pas de chez Ermold, et je suis parti à sa recherche avec Clément avant que le concert ne commence : ensuite on est tous restés à les voir jouer en buvant, avant d’aller au restaurant, puis à une autre terrasse de café.

Les mélanges de ce type, où viennent à se côtoyer des cercles parfaitement étrangers de mes amis, me mettent très mal à l’aise ; j’ai une angoisse horrible que tout ne se passe pas bien, ne coule pas comme une eau claire, que les gens ne s’entendent pas, et de la culpabilité que j’en ressentirais. Ce n’est pas contradictoire avec le fait que j’aie pu me sentir dans une ambiance amicale : la présence de mon double noir et de sa jeune amie m’euphorise. Et je crois qu’à plusieurs moments, j’en ai un peu fait mon Dazai (fameuses Cent vues du Mont Fuji). Comme lui le lendemain, je me repens de la moitié de ce que j’ai alors pu dire ou faire, je me sens mal, je voudrais disparaître, tant je suis sûr que la prochaine fois que je réapparaîtrai pèsera sur moi la chape de mon attitude excessive, débridée : inconvenante.

Heureusement qu’ont eu lieu aussi des vraies conversations : elle ont allégé ce poids. C’est parti de Chungking Express, qu’on avait presque tous vus, pour s’étendre au cinéma en général. Avec des gens comme Clément, Ermold, et Joris depuis qu’il s’est mis à en faire, ça ne pouvait qu’aller vers la bonne et saine polémique. J’ai moi aussi des idées là dessus, mais je me sens plus limité — mon point de vue sur la critique n’est plus aussi stable qu’il l’a été, par exemple. Comment en refonder une qui soit un peu plus sûre nous a d’ailleurs poursuivis plus tard dans la nuit, Clément et moi (nos manières de voir sont souvent proches, et il a des façons très fines d’analyser). J’ai aussi fréquemment cette discussion avec Broerec. La notion même d’artiste en est devenue préoccupante. J’étais content que Joris ne soit pas en retrait, et qu’il accepte même de façon très naturelle d’aller boire un verre de vodka à l’appart Ermold en sortant du restaurant, lui qui a si souvent tendance à débiner mes amis (mais je ne lui demanderai pas ses impressions).

Arnaud, en revanche, n’était pas dans on assiette, puisqu’à peine nous avait-il rejoints dans le restaurant avec ses guitares dans leur étui, qu’il a exprimé le souhait de rentrer chez lui et a fait demi-tour. À mon avis il n’aimait pas certains des présents et ne se sentait pas capable de supporter d’être en leur présence.

À la fermeture des cafés, Ermold et Marie-Charlotte sont rentrés se coucher, et Fred a suggéré qu’on monte sur les toits de la cathédrale. Il en avait déjà émis l’idée une fois, mais on était avec Hélène, qui a le vertige. Lui y a déjà crapahuté plusieurs fois, nous a-t-il dit, vu qu’il habite juste à côté : avec la restauration, monter jusque sur les toits par les échafaudages sur le flanc nord n’est pas difficile. Le plus dangereux – enfin avec les risques de chute une fois là haut ou en montant – est même au départ lorsqu’il faut escalader les grilles et qu’un faux mouvement risque de vous faire empaler sur les piques acérées de vingt centimètres qui en interdisent l’accès (là je pense à chaque fois au fils d’Alain Delon et Romy Schneider, qui est mort comme ça, éventré sur une grille. Je l’avais lu à l’époque où ça s’est produit dans Paris Match chez mes grands-parents à Méliniac, ça m’avait marqué ; en fait j’y pense à chaque fois que je vois une grille aux pointes acérées).

J’aurais été déçu de ne pas connaître ça. On peut aller absolument partout, jusque dans les cloches, que Fred n’a pu s’empêcher de faire sonner (si des flics étaient passés à ce moment en bas, on était probablement bons pour passer la nuit au poste — ça aurait toujours été une occasion de me vanter ensuite, devant Ermold par exemple ; et ça n’aurait pas été bien grave) ; il voulait nous faire visiter les coursives intérieures, mais cette fois, toutes les portes y donnant accès étaient fermées, et il nous a fallu remonter en entier l’escalier en colimaçon plongé dans le noir complet menant du sol au haut des tours. C’est sans doute de toute façon ça qui est le plus intéressant, on a vue sur toute la ville dans une perspective inhabituelle (et tout paraît étrangement rapetissé ; on toucherait du doigt la tour de l’ancienne usine LU, le pont de Cheviré devient une barrière à la limite du centre-ville, quand il en est en fait éloigné), on plonge sur le dessin rectangulaire et très régulier de la place Louis XVI et des cours, sur la complexe géométrie des toits des absidioles de la cathédrale elle-même et, lorsqu’on lève la tête depuis les étages intermédiaires, sur les arcs-boutants qui se jettent vers le ciel comme les arches d’un pont inachevé. C’est impressionnant et beau.