Mathieu et Loïc sont venus taper avec moi les textes des chansons qu’ils envoient aux labels ; il y a tout un album prêt, que Loïc a enregistré dans le courant du printemps. S’ils n’ont pas de réponses positives, ils le sortiront eux-mêmes. Ce serait une grande injustice vu le niveau. Une des grandes originalités de Loïc par rapport aux autres nouveaux chanteurs français indés apparus ces dernières années dans le sillage de Dominique A (mais pas nécessairement à cause de lui), c’est l’influence du phrasé du rap dans la manière dont il écrit ses textes et les chante. Du point de vue formel, ça en est aussi différent que possible, mais il y a une façon de débiter certaines phrases, d’enchaîner des périodes apophoniques brèves, qui ne peut tromper ; et il n’a pas démenti. Je n’ai pu en revanche écouter les enregistrements, qu’il conserve jalousement avant qu’ils soient publiés.
Lu concurremment ces derniers temps (en plus du Journal de Samuel Pepys, qui me poursuit dans mes soirées) deux recueils de nouvelles, Le Llano en flammes, de Juan Rulfo, un auteur mexicain réputé dans le monde hispanophone, à ce que m’en avait dit Chepe (quoiqu’il n’ait écrit que deux livres, dans les années 50), et un de Gyula Krúdy, Les beaux jours de la rue de la Main-d’Or. Chez Rulfo, il y a un sens extraordinaire de la dramatisation, qui s’allie à son contraire, la banalisation de l’horrible. Ses histoires évoquent souvent des faits sordides comme des choses presque naturelles, la misère dans les villages mexicains, le meurtre (souvent parricide ou fratricide), l’inceste — peut-être parce que ses narrateurs sont des gens frustes, et qu’il adopte le plus souvent une focalisation purement interne. Il ne cherche jamais à en tirer un quelconque suspense ; mais la dramatisation, très forte, vient de ce qu’il diffère de révéler ce qui est pourtant le nœud même du récit. Le monologue du protagoniste commence par des lamentations sur la mort d’un autre, puis on apprend qu’il y a eu meurtre, puis que c’est le personnage lui-même qui a tué, puis que la victime était son propre frère. Il y a une énorme non-implication des personnages dans les événements, comme si tout ce qui se passait, dont ils sont en général responsable, demeurait très extérieur. C’est du moins ce qui se passe dans les textes qui me paraissent les plus réussis ; ce type d’effet use abondamment du discours, souvent du dialogue, avec des locuteurs peu fiables, ou à la mémoire défaillante (ou soi-disant défaillante, puisque le récit finit par prouver le contraire — ils prétendent ne rien savoir, se mélanger, confondre, puis finissent par tout débiter), et parfois ça tourne un peu au procédé. Mais dans la plupart des cas c’est confondant de brio et de profondeur, avec peu de mots. Ma préférée est « C’est que nous sommes très pauvres » ; je l’ai mise de côté pour l’envoyer à Clément. C’est un gamin (probablement) qui raconte que le rio est entré dans une phase de crue dévastatrice, et que la vache que son père avait offerte à sa sœur pour ses quinze ans a été emportée par les flots : on finit par comprendre que c’était le seul rempart que la gamine avait contre une sordide prostitution qui se révèle être son destin tracé. Le détachement avec lequel le narrateur raconte les choses comme s’il s’agissait juste d’un enchaînement de faits naturels (et c’en est un finalement) donne une perspective nouvelle à l’horreur, qu’on n’attendait pas (du moins sous cette forme), et que le titre, comme une manière d’excuse, vient renforcer a posteriori. Du génie.
J’ai moins aimé le Krúdy, très inégal. Quoiqu’il soit très différent du livre de Juan Rulfo, les meilleurs pages se situent aussi en général dans le registre de l’horrible, mais il y a une dimension humoristique absolument absente chez le Mexicain, liée en particulier à une forte présence d’un narrateur extérieur, et à ses commentaires, caractéristique du style de Krúdy avec ces longues digressions descriptives incongrues. C’est peut-être là qu’on ressent le plus fortement son mode d’écriture, des textes rapides, qui parfois ont des liens (ténus) les uns avec les autres, qui devaient être publiés dans les journaux peu de temps après leur écriture sur le coin d’une table de café. Enfin c’est peut-être aussi que je suis en train de jouer avec une légende, dont je ne connais pas en fait le degré de vérité. L’ennui est que les histoires ne sont pas toujours assez intéressantes pour que le tout se tienne sans dommages ; et qui plus est elles sont souvent peu compréhensibles. Dans un livre comme Courses d’automne, à l’importante dimension de conte, c’était bien, mais là je trouve plus de difficulté à le justifier. Et je ne sais pas dans quelle mesure le narrateur assume ou pas toutes ces histoires romantiques de séduction et de désirs de suicide — même si le monde qu’il décrit est à l’évidence mortellement ennuyeux (l’horrible petite province de la fin du XIXe siècle en Hongrie) ; il y a une sorte de fatalité, là aussi, à reproduire les mêmes schémas, c’est-à-dire les mêmes échecs. Ce qui rapproche les deux livres, et leur confère une grande étrangeté, c’est l’omniprésence de la mort, mais peut-être plus encore, de la religion, et une religion aux signes tangibles, qui multiplie les rites et les figures de saints, et semble souvent ce qui gouverne la vie avec le plus de force. Quelque chose devenu tellement lointain que c’en est difficile à comprendre.