Aujourd’hui dès le réveil il a plu, et de devoir boutonner ma chemise sur mon T-shirt avait comme un avant-goût d’hiver (et je ne sais trop pourquoi, de Noël). Ce n’était pas désagréable. Mais si ça dure je regretterai l’été. Je suis comme ça, geignant de la situation, regrettant qu’elle se termine. Ce matin, je suis retourné chez le docteur Moreau, de retour de vacances, et maintenant installé près de l’église Saint-Pasquier[1] comme lorsque je l’ai rencontré pour la première fois il y a longtemps ; j’étais content d’y retourner, après un mois d’août à si souvent déprimer comme un rat, mais j’ai eu le plus grand mal à entrer dans le vif du sujet. C’est toujours difficile, d’autant plus qu’il m’est suffisamment sympathique pour qu’il soit difficile de faire abstraction de lui pour déverser mes humeurs noires. Il est possible que son seul contact me soit un réconfort, au-delà du « traitement » que constitue, je l’espère, le fait de venir chez lui. J’en suis sorti content, même si ça n’a pas duré. Chaque fois me donne l’envie d’être plus combatif, c’est toujours ça.
J’aimerais bien en finir avec ce quinzième volet de ces notes, c’est-à-dire que ma vie ait changé : je fais une corrélation entre les deux. Pour le moment rien ne me le permet encore. Lorsque j’écrivais sur des cahiers, jusqu’à ce que j’ai un ordinateur à ma disposition (puis d’en acheter un ce printemps) les limites de chaque volet étaient définies par le fait d’arriver à la dernière page. Cette sorte particulière de hasard contribuait à créer des unités auxquelles je n’aurais pas pensé, et qui trouvaient une cohérence ailleurs que dans le récit (l’idée me vient de Richard Brautigan, qui, je crois, a écrit un roman — je ne sais pas lequel — en utilisant cette contrainte du cahier : le texte devait se terminer en même temps que son support). Mais maintenant que j’écris sur ordinateur, je n’ai plus cette contrainte possible. Si je dois attendre d’avoir rempli une disquette, on n’a pas fini, j’en ai encore pour un an et demi au moins : c’est vraiment trop long. J’ai envie de changer de « chapitre » ; c’est peut-être idiot, vous n’y voyez pas grande signification, mais moi si ; j’y verrais un nouveau souffle. Et comme je ne peux me résoudre à décider de changer comme ça, j’attends un changement dans ma vie pour le faire. En fait, c’est surtout ça que j’attends, bien sûr. J’en ai assez que le diable apparaisse. Parce que cette partie entière est gouvernée par sa loi. Avant, il a fallu le temps pour que je me détache vraiment de Stéphanie, mais depuis plus de six mois que c’est fait, je fais face au grand vide que son départ n’a fait longtemps qu’occulter, avec sa douleur plus visible. Sans recours. Et maintenant que j’ai vraiment entrepris de me relever (de cela même que le fait d’être ensemble masquait sans y apporter au fond de solution libératrice), démarche idéaliste mais nécessaire, il me tarde de voir le jour ; de naître, finalement.
Hier soir à nouveau je ne comptais pas sortir, mais Chepe m’a appelé pour me proposer d’aller voir Europa au cinéma[2] : il était rentré de Huesca dimanche. Je n’ai pas cru bon de refuser, même s’il avait d’abord mais sans succès tenté sa chance chez d’autres. Ensuite, je me suis pris, mais trop tard, à regretter : c’est que j’ai eu peur de cette gêne qui me prend encore avec les autres, en particulier en tête-à-tête. J’ai passé un coup de fil à Broerec, qui a accepté de nous rejoindre, mais seulement pour boire un verre après la séance. C’est comme ça, je me plains de rester seul chez moi à tourner en rond comme une âme en peine, et puis quand on m’en offre la possibilité, je rechigne à sortir… Sans doute parce que la déprime ôte toute envie de quoi que ce soit (je prends d’ailleurs rarement l’initiative).
La soirée s’est bien passée, sans être extraordinaire — peut-être pour une soirée de rentrée, puisque je les revoyais pour la première fois tous les deux depuis le début des vacances. Je crois même que je n’aurais pas dû appeler Broerec, et qu’il aurait été mieux de les voir seul, chacun un soir, même s’ils s’entendent bien. Ça faisait trop d’interférences. Il faudra que j’y repense, surtout pour Chepe, avec qui j’ai eu l’impression de ne pas assez discuter. C’est encore une fois le hasard qui m’aura poussé à me bouger, et à voir un film que je n’aurais certainement pas vu autrement. Un film intéressant. Victoria m’en avait dit tout le mal du monde, mais décidément nos goûts en matière de cinéma sont peu en accord (elle a des goûts de chiotte, pour tout dire). Comme le propos est complexe et étonnant, je ne sais trop qu’en dire, mais il est lié à une constante invention et une grande beauté formelles, très anti-naturalistes, avec surimpressions, cadrages impossibles, mélange fin d’un noir et blanc au grain très apparent et de touches de couleur. Comme l’action se déroule en Allemagne et juste après la fin de la guerre, j’y ai vu de nombreuses réminiscences, de l’expressionnisme pour ce qui est des éclairages tranchés et fantomatiques, ou de scènes du Troisième homme : difficile de ne pas voir, dans celle, à la fin, où Jean-Marc Barr qui se noie, enfermé dans le train tombé au fleuve, cherche à passer ses mains à travers les barreaux de la fenêtre, une évocation du moment où Orson Welles, à l’issue de la poursuite dans les égouts de Vienne, ne parvient pas à en soulever une bouche pour s’enfuir (dans un plan filmé au ras du sol, on voit alors ses doigts s’agiter frénétiquement à travers les ouvertures de la grille). Je n’ai vu que deux des films de Lars von Trier, mais son œuvre, me semble-t-il, est riche.
[1] Je n’aime pas ce petit quartier résidentiel aux maisons moches.
[2] De la même manière que lundi soir où, alors que je ne comptais déjà pas sortir malgré les premières sollicitations, je me suis fait tenter par Joris, qui proposait un 1000 bornes avec Mathieux et Loïc. Et de fil en aiguille, on a joué et parlé de musique et de filles jusqu’à cinq heures du matin (à la suite de ça, je n’ai réussi à émerger mardi qu’au milieu de l’après-midi, évidemment sans trouver le courage de travailler). Le jeu ne m’attirait pas, mais autant parce que l’insistance de Joris à y passer son temps et à ne jurer que par ça m’excédait que parce que les jeux ne m’intéressent en général pas beaucoup ; c’est en fait assez vite captivant. Et perdre y est encore plus désagréable qu’au Risk.