Le Dr Moreau a terminé notre « séance » d’aujourd’hui par une phrase sibylline : vouloir absolument se tenir debout, droit et « en plein vent », c’est peut-être se couper de ses racines. Si je viens ici pour l’écrire, c’est que c’était suffisamment inattendu pour me rendre perplexe, mais aussi qu’il m’a conseillé d’écrire (je lui ai dit que je le faisais), pour essayer de creuser ce qu’on dit, pour chercher de nouvelles associations : le problème de ne le voir qu’une fois par semaine, c’est que j’ai souvent presque tout oublié d’une fois sur l’autre ; et quand je n’ai pas d’anecdote ou de fait nouveaux à lui raconter, je reste sec les dix premières minutes (qui me paraissent autant de perdu sur une séance qui ne dure qu’une demie heure). Et ce n’est pas le genre de silence profitable qui précède une révélation d’importance restée jusque là indicible ; c’est plutôt que je n’ai rien à dire, que je ne suis pas dedans. Si je tourne autour du pot, je ne sais pas quel il est. Il n’y a pas de continuité, et ça rend le travail encore moins efficace. Le mieux serait certainement de venir deux fois par semaine (il m’a dit que des gens venaient parfois quatre ou cinq fois la semaine — mais eux, ils ne doivent vraiment pas pouvoir vivre du tout sans ; moi je gère, même si je suis loin de l’état de perfection que j’ambitionne d’atteindre, et que l’édifice est même très branlant), mais ça fait cher. Les consultations sont remboursées par la Sécu, mais ce n’est pas immédiat ; et à 225F la séance, je ne sais pas si je pourrais tenir. Il faut y réfléchir, le jeu en vaut peut-être la chandelle. Il faudrait que je me serre un peu la ceinture, au moins que je fasse attention à mes dépenses, mais ce ne serait pas non plus la mort. Je me souviens, c’était beaucoup plus efficace à ce rythme lorsque j’allais le voir en 1989 — j’allais écrire difficile au lieu d’efficace, lapsus révélateur : c’était en effet parfois très difficile d’y aller, parce qu’une tension était préservée d’une fois sur l’autre ; j’étais bien plus immergé dedans. Là, c’est presque du loisir, j’ai trop souvent l’impression qu’on ne sort pas de la conversation de salon, et que les résultats (s’ils y en a) ne viennent jamais que d’un processus intellectuel, qui d’ailleurs s’épuise assez vite. Il est évident que ce n’est pas ainsi que les choses devraient se passer.
Pour le moment, j’ai l’impression de ne faire que ressasser les mêmes choses, de n’en être qu’à cerner continuellement les mêmes problèmes avec les mêmes mots, sans avancer d’un pas dans leur résolution. Cette histoire d’autonomie, de capacité à se prendre en charge, à être responsable, à ne plus dépendre que je symbolise par l’image être debout, c’est dès le début, il va y avoir un an, que je lui en ai parlé ; il y a un an mais j’ai l’impression d’avoir à peine commencé, d’en être au même point. Tout ça, que j’ai l’impression de ne pas avoir, vient de ce que je suis encore en quelque sorte un enfant, j’ai besoin que les règles du jeu soient bien précises pour connaître les limites à ne pas dépasser, j’ai besoin d’être habilité pour oser : sans ça, je ne suis rien. Je n’arrive pas à me créer mes propres repères. Évidemment l’image par laquelle je le traduis est romantique et sans doute aussi plate que cliché : un personnage debout les cheveux dans le vent, pris en contre-plongée ; une sorte de guerrier, beaucoup de mes métaphores sont guerrières (et le fait que j’ai souvent peur n’y est pas étranger : le guerrier, c’est celui qui n’a pas peur, qui, du moins, dans une situation idéale ne doit pas avoir peur). Je travaille à changer, je fais des efforts. Mais ils ne sont encore le fruit que d’un raisonnement conscient. Ce n’est pas intégré, et se délite dès que je suis face à une situation où il faut vraiment, et non plus pour de faux, faire preuve de courage et de responsabilité ; je plonge alors la tête dans la terre comme l’autruche. J’ai trop peur d’être pris en faute, d’être jugé, et de ne pas savoir me dépêtrer. Et puis d’une manière générale j’ai trop peur de me retrouver nu, même quand il n’y a pas à faire face à des choses de ce genre. Je l’ai encore vu hier soir, à la sortie de la pièce de Fred : au moment où j’allais chercher une bière j’ai trouvé Olivier sur mon passage — j’avais presque oublié sa présence et la possibilité de le rencontrer. On a commencé à discuter aussitôt ; ça ne m’a pas posé de problème tant qu’on a parlé de lui, de la pièce, de l’enfant que Barbara attend pour janvier (j’ai même dit que j’étais content de le voir, et il me faisait me sentir moins inutile qu’au sein d’un groupe où je n’avais qu’un rôle secondaire). C’est quand il m’a demandé ce que moi je devenais que je me suis senti tout con, j’ai détourné le regard, éludé la question ; non seulement parce que je n’ai rien d’intéressant à dire sur le sujet (on peut objecter que ce n’est pas un argument, ce n’est qu’une question de présentation), mais parce que je me suis senti déstabilisé. Je suis mal à l’aise dès qu’il faut que je parle de moi de cette façon. Alors cette histoire de racines, je ne sais pas comment il faut la prendre. Lorsque le Dr Moreau l’a dit j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une critique, sans en comprendre la raison. Je me demande maintenant si ce n’est pas justement la chose à faire, se couper de ses racines ; pas de toutes évidemment, parmi elles il y a un ensemble de valeur qu’on ne peut pas perdre, à moins d’être contradictoire, puisque ce sont elles qui me font désirer de changer déjà ; peut-être est-ce la tutelle parentale, et là, il est bien évident qu’il faut s’en détacher. Qu’il y a déjà longtemps que ça aurait dû être fait — l’idée que je me fais de ce que pense un psychanalyste me pousse toujours à chercher des implications familiales aux problèmes, quand elles sont loin de forcément me venir de façon « naturelle ». Mais là ça me semble pauvre, tellement c’est évident. Et je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’autre dessous.