Vendredi x octobre recto/verso

Hier soir c’était donc la « fête » chez ma collègue du collège, avec tous les autres collègues. Une soirée de pions… J’ai préféré de pas me faire porter pâle parce que je pensais que ce ne serait pas très bien vu, mais vraiment sans gaieté de cœur. Que ce soit organisé chez elle par ma préférée ne changeait pas grand-chose, même si, par quelqu’un d’autre, ma motivation aurait été plus inexistante encore. Je crois qu’elle aurait fait l’impossible pour qu’on soit tous là, peut-être que je sois là, elle était prête à reporter n’importe quel autre jour si ça m’arrangeait, et mercredi soir, après que je lui ai eu passé un coup de téléphone pour confirmer ma présence, elle m’a rappelé pour me demander d’apporter mon exemplaire du dernier album de Radiohead (on a ce disque dans nos goûts communs[1]). Elle avait l’air d’absolument tenir à bavarder, je ne sais pas ce qu’en pensait son copain, qui faisait en même temps des commentaires derrière. Elle me plaît et elle m’amuse ; c’est une vraie petite poulette, avec une voix légèrement éraillée et traînante au charme certain (je suis sensible aux voix des filles). Sonia, donc. Assez jolie avec ça, des yeux vert doré magnifiques, ingénue et gironde.

J’étais presque le dernier. Elle m’a fait visiter son appartement de fond en comble, ça avait l’air d’une faveur spéciale, et c’est à elle que j’ai le plus parlé de la soirée. Je me sens bien en sa compagnie. Pas que je me sente très libre, je ne dirais pas n’importe quoi ; mais libéré, oui ; c’est-à-dire que j’ai le désir d’aller vers elle, de l’asticoter, de raconter des bêtises. Parler pour parler, pour échanger — ce qu’on échange n’a parfois pas grande importance en regard de ça. Pourtant c’est vraiment à reculons que j’y suis allé, et ce serait pareil si ça devait se reproduire. J’avais prétexté un empêchement indéfini (et inexistant) pour n’arriver qu’assez tard, après neuf heures, et dans le tram j’étais complètement glacé — elle habite loin du centre, juste à côté de la Boissière (où je n’habiterais pour rien au monde) ; beaucoup trop loin, un de ces endroits indéfinis, sans qualité — ; j’ai eu envie de faire demi-tour. Qu’est-ce que je faisais dans cette galère avec ces gens que je n’avais pas envie de voir une minute ? Au moins je serais bien resté à l’arrêt du tram à lire le vieux bouquin de cybernétique que j’avais avec moi (c’est dire). J’ai traîné les pieds comme si je me rendais à un rendez-vous chez le dentiste, et de la même manière (pardon pour cette comparaison disproportionnée voire odieuse) qu’il y a une semaine on a reculé le plus qu’on pouvait avec Paul et Joris le moment d’aller voir Xavier parce que ça nous faisait peur. On ne pouvait se résoudre à arrêter de boire du Bowmore qu’on avait pourtant acheté pour lui et que la tentation d’ouvrir avait été trop grande, avec cette impression qu’on n’aurait jamais suffisamment de courage. On a tant tardé qu’il n’était plus là et qu’on a dû aller à la maison funéraire — mais on a tout de suite vu là-bas que c’était ce que nous pouvions faire de mieux. Cette fois les raisons de la peur sont moins explicables. Elle vient peut-être de ma grande difficulté à faire déborder les unes sur les autres les parties de ma vie qui normalement ne communiquent pas ; voir les gens dans le cadre du travail ne me gêne pas (même s’il y en a que j’apprécie plus que d’autres, voire certains je ne les aime pas du tout) ; mais là, ce n’était ni le lieu ni l’heure. Prévoyant de rester sur mon quant-à soi, j’avais pris la décision de très peu fumer, et je l’ai tenue au début, d’autant plus qu’il fallait aller sur le balcon parce qu’elle ne fume pas (moindre des corrections quand on ne connaît pas bien les gens de toute façon), mais peu à peu je me suis laissé entraîner, et j’en ai fumé une douzaine de toute la soirée — tout en pensant bien que c’est mauvais, ça augmente les effets de l’alcool, ou quelque chose de similaire. De la même manière j’avais prévu de ne pas m’attarder et de rentrer par le dernier tram, mais je suis resté jusqu’à trois heures. Ce n’est pas qu’en définitive ça ait été bien passionnant, mais on s’est laissé entraîner (pour le moment, moi, je suis déjà sorti tous les soirs cette semaine ; je vais essayer de rester chez moi aujourd’hui ; en plus je voudrais voir Les contes de la lune vague après la pluie, qui passe sur Arte vers minuit. Mais il y a toujours un risque que je me laisse débaucher, je me sens tellement tenu par rien).

La petite Sonia est une charmante ménagère ; elle avait fait à manger pour vingt (L’ART DE RECEVOIR !), des petits toasts de toutes les sortes auxquels j’ai très peu touché ; il y avait de quoi se murger vingt fois chacun ; elle avait mis une petite jupe ample rouge à fleurs qui lui allait bien avec un haut cintré et immaculé. Son appartement est aussi conventionnellement triste/banal/agréable à vivre que je me l’étais imaginé, un appartement de jeune couple sans signe particulier, sans rien qui dépasse, mais fonctionnel et sans tache. Quelques cadres de repros de photographies en noir et blanc léché de jazzmen New Orleans ou signés Jean-Loup Sieff qu’on achète tout faits en magasin ; des impressions de peintures passe-partout à fonction décorative. Très fière de son balcon même s’il donne sur l’immeuble d’en face parfaite réplique ; une colonne de CD raisonnablement fournie mais parsemée de fautes de goût, Cranberries, les trois albums d’Oasis ; Mylène Farmer. Une charmante petite femme, en qui il n’y a rien à admirer, alors que j’ai tendance à tout passer aux gens qui me plaisent, leur bambisme ou leur côté éprouvant. En qui il n’y a rien à admirer, et pas celui qui partage sa vie, débarqué en toute fin de soirée et dont l’apparence physique était franchement inattendue, un gros gars genre un peu demi de mêlée, assez laid, qui avait tout l’air d’être conventionnel, lourd à l’occasion ; connu à quinze ans, sans doute le premier, et avec qui elle envisage de passer sa vie, en bonne épouse qu’elle sera, toute petite à côté de lui très gros. Ça m’a à la fois réjoui et déçu. Comme je la vois, il y aurait presque tout à lui apprendre (mais elle pourrait me le retourner dans bien des domaines). Une vie sans mystère, rien que le quotidien le plus quotidien pour la rendre attrayante, ses plaisirs de peu. Et un net décalage avec le garçon. Un couple que je n’ai pas du tout senti. Je ne sais pas trop pourquoi je lui ai plu (ça semble établi), mais à côté de ce mec, passer pour « original » n’est pas difficile.

Joris pense qu’entre Paul et Victoria ça va finir en séparation. Ils s’éloignent l’un de l’autre, ou quelque chose comme ça — ça peut prendre peut-être du temps, mais c’est assuré selon lui. Victoria est retorse, mais c’est d’avoir parlé avec elle qui le lui fait penser (sans qu’elle ait rien dit à ce sujet). En fait, il fait un parallèle avec ce qu’il a lui-même connu, cette relation trop exclusive de dépendance à la compagne, dont elle se fatigue, donnant de moins en moins en retour. Je ne sais s’il a raison, mais ça ne me fait pas plaisir : je n’aime pas voir un couple battre de l’aile ; mais c’est peut-être mieux pour eux. Lorsque je l’ai appelé, il s’apprêtait à sortir boire un pastis tout seul à une terrasse de café : il faut qu’il s’oblige à sortir, pour ne pas tourner en rond dans son appartement. Mais aller tout seul au café, même avec un livre, ça fait vraiment partie des trucs déprimants pour moi. Peut-être ne le fera-t-il pas, à la suite de mon appel : parler à quelqu’un peut être un succédané à sortir.

[1] Un des meilleurs albums que j’ai achetés cette année ; qui remporte un franc succès public, alors qu’il n’est pas très facile d’approche, ne comporte pas de tube évident : étonnant.