Vendredi 31 octobre 1997

Ce soir le Bouffay, tôt ennuité par l’automne, était envahi par Halloween : fête américaine qui semble vouloir s’implanter sur nos terres ; qu’on cherche à la faire passer pour « celtique » histoire de contrer (peut-être) une petite américanophobie ambiante me fait doucement rigoler, ce n’est qu’un signe de plus d’une hégémonie qui n’en finit pas de se manifester, généré qui plus est par le mercantilisme (pour ne parler que de ça, c’est une soirée de gros bénéfices pour les bars). Cela dit je ne boude pas le plaisir de voir la ville enfin envahie par les gens, de la sentir s’extraire pour un temps de la quotidienneté. Et cette année, c’était vraiment la cohue, une marée humaine incroyable – plus ou moins grimaçante[1] et déguisée de circonstance – se répandant jusque dans les moindres recoins du quartier, et laissant derrière elle à trois heures du matin flaques de vomi jaunâtre, monceaux de verres en plastique, canettes brisées et objets perdus divers. Comme il ne peut manquer d’arriver dans ces moments, il y a eu aussi des affrontements sporadiques avec la police, des jets de grenades lacrymogènes (venant de l’une et l’autre partie il m’a semblé), quelques chaises balancées sur les voitures de patrouille près du Zinc et du Vétury, et un tas d’insultes bien senties. Tout ça n’avait rien à voir avec les habituels contacts un peu rudes avec les marginaux qui traînent dans les rues (n’ayant pas ailleurs où aller) ; là aussi les gens étaient bourrés, mais c’était plutôt de cette sorte de haine de la police générée chez un peu n’importe qui par l’état de la société — et l’odeur, diablement tenace, des lacrymogènes n’était pas sans rappeler d’assez bons souvenirs plus directement politiques. Adalard et moi, cherchant sans succès un bar encore ouvert après trois heures, n’y avons assisté que de très loin, philosophes. Puis, revenus sur la place du Bouffay désertée, on est parti chacun de notre côté dans le froid tranchant ; lui retournait au Palet, où il a pour le moment la garde de sa petite sœur de quinze ans. Ça faisait longtemps que je n’avais fait que le croiser au milieu de trop d’autres gens pour qu’on puisse parler, et j’étais heureux qu’on ait un peu plus de temps. Joris ne voit en lui qu’un loser bien prévisible et même peu sympathique[2], mais moi, je l’aime beaucoup. Il est la seule personne que je connaisse capable d’avoir gardé (comme ce soir) pour sortir son vieux pantalon de bricolage déformé et couvert de peinture sans que ça ne lui donne l’air ni affecté ni ridicule. Il avait même une certaine classe. Et puis qui d’autre peut inventer à tout bout de champ autant de jeux débiles sans faire fuir dans la minute ?

Mon intention initiale était plutôt de voir Paul, après qui j’ai couru sans succès toute la semaine, tombant chaque fois sur son laconique message de répondeur, mais à nouveau, impossible de le joindre. Il est parti à Saint-Nazaire rejoindre Victoria, comme me l’a appris Marie-Charlotte au téléphone. Joris, lorsque je le lui ai dit, n’a pu s’empêcher de penser « qu’il n’a encore rien compris », et c’est vrai. Leur probable séparation est un secret, alors je la dis ici pour être moins tenté de le répéter ailleurs. Avant de retrouver Adalard, c’est finalement avec Loïc, que j’avais croisé l’après-midi rue du Calvaire, et Coline, qu’on a passé la soirée. Je suis arrivé tard, parce que Sonia avait demandé à passer chez moi et qu’on s’est un peu attardé. Elle avait mis des bas, et une petite culotte tout ce qu’il y a de plus affriolant. Je lui ai demandé si c’était des bas ou des collants, et elle m’a invité à venir le constater par moi-même, c’est là que tout a commencé ; alors que je n’avais pas l’intention qu’il se passe quoi que ce soit. Ensuite, après des pérégrinations dans les rues encombrées comme un soir de fête de la musique, on est passé par le Gin to’ (y jouait un groupe prévisible de rock dit underground), pour finir au Saguaro où se trouvait Adalard. Avec tout ce qu’il m’a raconté sur ses histoires de cœur, sur les incertitudes, sur le fait d’avoir trente ans, et toute cette ambiance de la soirée, j’ai de quoi pour une nouvelle. Au même moment quelque chose comme une bagarre se déclenchait dans la rue, et les flics et le SAMU ont fait leur apparition.

[1] De façon assez artificielle, j’ai trouvé. Mais cet air emprunté que je voyais aux gens vient-il de la création artificielle d’une coutume, ou simplement de mes yeux ?

[2] Je ne sais pas d’ailleurs quelle part peut encore prendre dans son jugement négatif le fait qu’Adalard avait accueilli l’annonce que Stéphanie venait de larguer Joris en lançant « eh bien, ça en fait une de plus de libre ! » Ce n’était pas très délicat, mais conforme à sa manière de prendre les choses, et dit sans penser à mal (il ne connaissait qui plus est pratiquement aucun des deux).