La country, longtemps un genre honni de toute personne qui jouait du rock pour ce que la presse m’en a appris, a depuis quelques années de nouveau été investie par de nombreux jeunes artistes aux États-Unis, qui sont de plain-pied dans la culture « indépendante ». On a ainsi vu apparaître des groupes comme Lambchop, Tarnation, Palace, les Geraldine Fibbers, etc. qui remettent au goût du jour le banjo, le violon (enfin le fiddle), la guitare acoustique et les vieux mythes du pays, après avoir laissé tomber les distorsions furieusement punk avec lesquelles ils avaient souvent débuté — des jeunes gens énervés, quoi ; des jeunes gens. Et c’est vrai qu’on peut bâtir sans difficulté des ponts entre eux et des groupes comme Sebadoh (dont la sono de l’Olympic diffusait ce soir le dernier album) : la différence entre ces styles n’est finalement pas si grande, ou du moins pas irréductible – Sebadoh a enregistré une reprise de « Riding », un des nombreux sommets du premier album des Palace Brothers, et on croirait un morceau de Lou Barlow. Ce retour s’inscrit d’ailleurs sans doute pour partie dans ce mouvement flou et plus vaste qu’est la nouvelle vague mélancolique, l’un des aspects les plus intéressants de la musique américaine actuelle à mes oreilles, qui conjugue à des degrés divers noirceur, lenteur, acoustique, et minimalisme de l’instrumentation. Avec en plus des groupes sus-cités, des choses aussi différentes que Codeine — je crois, le premier des groupes-qui-jouent-le-plus-lentement-du-monde — Red House Painter, Spain, l’ancêtre American Music Club (auquel je n’accroche pas du tout cela dit), ou toute la mouvance dite « post-rock » de la région de Chicago. Les critiques sociologisantes un peu foireuses des Inrocks aiment à souligner que c’est « la face cachée » de l’Amérique contemporaine qui se révèle ainsi, les déguenillés de toute espèce prenant enfin la parole sans rien omettre des échecs d’un monde qui voudrait qu’il n’y ait que réussite, vitesse et ego surdimensionné[1] : il y a du vrai là-dedans, et dans ce cas, ça s’harmonise très bien avec le réexamen des valeurs du passé que constitue en un sens cette renaissance de la country — renaissance qui s’effectue contre ce qu’est devenu depuis longtemps ce genre musical plébiscité par l’imaginaire américain moyen, semble-t-il, avide de spectacle pailleté : une glorification de la tradition, stéréotypée, aussi vide de sens qu’artistiquement nulle (même si bien jouée, et justement pour cette raison).
Il s’en faut seulement de beaucoup qu’à des oreilles comme les miennes ou celles de mes copains (trop peu affinées ?), tous ces groupes parviennent à évoquer autre chose que ces relents nashvilliens frelatés. Si des groupes comme Sparklehorse ou les inégalés Palace (c’est-à-dire Will Oldham, qui n’a d’ailleurs plus senti le besoin, pour son dernier album, de s’abriter derrière le nom de ce groupe fantôme) renouvellent le genre de fond en comble, y injectant une dose d’humanité parfois difficilement supportable tant elle est crue, une fracture qui lui donne un visage nouveau, il y en a trop qui ne me semblent pas se démarquer des masses, et en tout cas, n’apportent rien de bien déterminant[2], tant du point de vue de la relecture du genre que de celui de l’émotion véhiculée. La plupart laissent une impression lénifiante — contraire de la revitalisation espérée ou voulue. Je me souviens par exemple de Tarnation, vu en première partie de Swell au printemps, qui m’avait fatigué au bout de trois ou quatre morceaux ; ce n’est pas que le charme n’agisse pas un peu, mais il est trop indolent. Il y a une marge entre accepter d’entrer dans un univers et ne s’y pas sentir trop mal, et être réellement emporté. Et pour moi, l’art doit ouvrir de nouveaux horizons. Pour une poignée de chansons magnifiques, trop dont rien n’est à retenir, que ce soit dans la mélodie ou les arrangements, arpèges d’électrique sur fond (obsédant et inutile[3]) de guitare électro-acoustique grattée en accords les doigts au bout du manche, basse et batterie redondantes. À mes yeux, il n’y a souvent guère de différence musicale avec les chanteuses country perraves qu’affectionnent des séries télé genre Walker Texas Ranger avec le barbu bagarreur Chuck Norris. J’exagère, c’est moins caricatural : mais il n’y a pas assez de différence.
Je me ferais probablement incendier par un vrai amateur ; mais après tout, les icônes de la musique populaire ripolinée ne chantent pas forcément avec moins de cœur que ces jeunes artistes dont les ventes d’album stagnent à 50 000 exemplaires pour le monde entier. C’est un peu le sentiment que j’ai eu ce soir avec les chansons d’Edith Frost, qui jouait en ouverture de la projection de Dutch Harbor qu’on était venu voir : quelque chose de pas désagréable, mais de plutôt emmerdant, et auquel je ne me sentais pas participer. J’avais déjà failli m’endormir au concert assis des Tindersticks, alors évidemment, là, c’était dix fois pire. À la limite, ce n’aurait été qu’un concert instrumental (comme l’accompagnement du film ensuite), ce n’aurait pas été plus mal, il y avait une douceur non dénuée d’inventivité dans laquelle entrer était plaisant : mais chaque fois que la chanteuse s’y mettait — et les autres n’étaient en fait là que pour l’accompagner — avec ses mélodies téléphonées et ses grands élans de la prairie, c’était trop. Je sais que j’ai en général au départ plus de difficulté avec les voix féminines : mais c’était vraiment trop banal. Et en plus elle avait un atroce son de guitare électro-acoustique amplifié, métallique et sans profondeur. Les musiciens ne s’en tiraient pas mal, mais pour le reste c’était minimum vital de l’art. C’est vraiment ça qu’a apporté cette mouvance « post-rock » dans le « rock » : qu’il n’était pas forcément nécessaire de chanter, que certaines musiques ne le requéraient pas. La violoniste notamment, ainsi que le clarinettiste (quand il jouait), étaient très bons, navigant entre les mélodies traditionnelles et des eaux contemporaines. Le batteur en revanche, avec son jeu trop classique, quoique minimaliste, m’a lui aussi énervé : c’est la même chose que pour le chant, du tchac poum poum, le rock n’en a plus forcément besoin. Pourtant, quand le concert a été fini, et que le public a applaudi, je n’ai pas rechigné à les rappeler. Elle en avait l’air toute confuse, cette grande nana mal attifée, américaine, assurant que c’était bien la première fois que le public demandait un « encore » (va savoir pourquoi, la BO de Dutch Harbor, interprétée en partie par des musiciens de son groupe a été vendue à 60 exemplaire à Nantes, soit le quart des ventes françaises) ; mais moi, même si je n’avais pas trouvé ça terrible, je trouvais ça normal de la rappeler pour un morceau. Un morceau, ce n’est pas grand-chose de toute façon, mais l’artiste serait déçu qu’il n’y en ait pas. C’est peut-être à cause de la grande difficulté que j’éprouve à peiner les autres, mais c’est aussi lié à ce que je disais plus haut : à partir du moment où on a accepté l’univers de quelqu’un, on est toujours un peu déçu de voir la fin approcher ; c’est comme s’il fallait retenir l’écoulement du temps du mieux qu’il est possible. Et quand un concert me fait chier, plutôt que d’attendre pour siffler, je me tire au bar.
Avec Mathieux et Cédric, on est aussi parti avant la fin de la seconde partie de la soirée, mais c’était pour avoir le dernier tram, sinon on serait bien resté ; le quatrième de nous, un mec de Paris (et devenu très parisien) que Mathieux connaît, qui était à la fac ici avec Xavier, est resté : il enregistrait le concert et ne voulait donc pas en rater une miette. C’est un collectionneur maniaque, qui enregistre tous les concerts auxquels il assiste, est en relation avec tout le milieu groupusculaire du rock indépendant, et écrit un fanzine ultraspécialisé sur Internet : une de ces personnes à la fois fascinantes pour leur capacité d’engagement dans un domaine, et plutôt effrayantes de ce fait même. Je ne me sens pas grand-chose à côté de gens comme ça, qui ont en quelque sorte trouvé leur voie, mais je préfère quand même demeurer un peu touche-à-tout, amateur (plus ou moins) éclairé. Et puis mis à part écrire ce que je vois, je n’ai rien trouvé dans quoi m’investir — c’est d’ailleurs peut-être pour ça que j’écris. Voir des films toute la journée, écouter sans cesse de nouveaux disques, voilà qui ne me déplairait peut-être pas : mais je n’aurais plus le temps d’écrire sur eux (ou sur quoi que ce soit d’autre), et pour moi, ça resterait incomplet, je ressentirais un manque.
Pour le reste, spectacle intéressant, mais pas vraiment grand public. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre : c’était un film en 16 mm un peu pourri, noir et blanc, sur une petite île aléoutienne glaciale qui vit de la pêche au crabe, accompagné par un ensemble de cinq ou six musiciens. Une partie de la valeur du spectacle venait du fait que la musique est chaque soir différente (et tout le prix de l’enregistrement). En fait, étant donnée la réputation des musiciens, c’était plus qu’un film accompagné, plutôt un spectacle composite, multi-média au vrai sens du terme, où les éléments s’entremêlaient pour créer un tout dont il devenait difficile de séparer les parties. D’autant que le film, de par son côté très amateur était un peu dur à suivre par moment ; au-delà d’intéresser à son sujet, qu’il traitait d’ailleurs de façon très extérieure, on l’a tous remarqué (les humains étaient très peu présents, si ce n’est comme morts dans le cimetière ou forme encapuchonnées de ciré au travail sur les bateaux ou dans les conserveries), il redonnait bien plus le plaisir de l’image, et m’a fait par là penser aux premiers temps du cinéma. Le fait de filmer en retrouvait toute une valeur qu’il a peut-être perdu à force d’habitude. Et la musique, souvent assez prenante, donnait aux images une dimension qu’une projection muette n’aurait pu restituer : on aurait fini par s’endormir. Je parle souvent de ce genre de choses avec Joris on devrait imaginer plus souvent de telles rencontres entre moyens d’expression, pour créer des effets nouveaux.
[1] La conception selon laquelle l’art le plus intéressant est celui qui met le doigt sur les faillites du système (je l’ai souvent défendue) est devenue la vulgate chez ceux qui se revendiquent comme (un peu) intellectuels : c’est par exemple ainsi qu’a souvent été reçu Hana-Bi, le dernier film de Kitano : un brûlot contre la société japonaise. Cela relève sans doute plus de la prise de position politique (ce qui n’est pas condamnable) que d’une analyse vraiment serrée de la question, et manque parfois son objet, à trop vouloir n’en regarder que l’investissement sociologique. On doit sans doute aussi y voir une notion idéaliste de l’individu (écrasé par le système, ou bien dilué dans le manque de repères), dont les présupposés mériteraient d’être creusés.
[2] À la différence, pour le blues, revenu de la même manière sur le devant de la scène, de gens comme Beck ou Jon Spencer, qui savent remettre à neuf ce style qu’ils ont choisi – c’est-à-dire en y réinjectant du vieux.
[3] Un des grands combats de La Musique, revendiqué en premier par Xavier.