Vu ce soir Made in Hong-Kong avec Joris, dans la confortable et impersonnelle Cité des congrès. C’est le premier film d’un type qui a pour nom Fruit Chan : c’est marrant, j’ai noté que son prénom s’écrit avec le caractère qui signifie justement « fruit »[1]. Marie-Charlotte, qui, vu le temps que lui prend la réalisation du journal du festival sur internet, n’a jusque là pas eu le temps de voir de films, était là également, envoyée par Ermold, qui le lui avait recommandé.
C’était bien. Le premier film en compétition qui ne m’ennuie pas à mourir ; mais pas non plus d’une folle originalité : dans une veine proche de Wong Kar-wai (avec, du point de vue de la mise en scène l’utilisation de l’image arrêtée avant un cut, pour finir le plan, ou celle du ralenti de l’image avec le son en vitesse normale), et tout de même inférieur, peut-être à cause d’un côté brouillon de l’ensemble, et de certaines références très publicitaires qui, quoique n’étant pas sans signification par rapport au reste, m’ont paru en toc. Encore une fois, c’était désespéré et désespérant, même si comme œuvre d’art réussie c’était aussi jubilatoire. Sur l’éclatement et la désagrégation de toutes les structures sociales à Hong-Kong ; l’école (que le héros a quittée parce qu’il la trouvait minable, et qui rendrait les lycéens seulement capables de tabasser plus faible qu’eux, dans leurs uniformes immaculés) ; la famille (les parents abandonnent les enfants à leur sort, ou du moins ne s’en soucient guère) ; l’ensemble de la société, qui semble ne pas donner d’avenir autre que d’entrer dans une organisation mafieuse ou en être du moins débiteur — ce qu’on retrouve dans la plupart des films extrême-orientaux qu’on voit en France depuis quelques temps, et qui est sans doute aussi lié à un genre cinématographique spécifique. Tout ceci sans parler des affolantes cages à lapins qui servent d’appartement aux habitants : mais là encore, ce n’est peut-être pas tellement significatif. Le choix des personnages relève, lui, bien, d’une opinion très négative de l’état de Hong Kong ; drôle de trio, composé d’un jeune type en rupture de ban, d’un colosse retardé mental qu’il a pris sous son aile, et d’une adolescente espiègle mais sous dialyse, et qui mourra si on ne trouve aucun donneur pour lui greffer un rein ; drôle de trio aux tribulations lamentables, mené par un chef dont toutes les tentatives de faire le bien avortent : alors qu’il est cloué, impuissant et inconscient, sur un lit d’hôpital après s’être fait régler son compte, ce sont successivement son protégé, le débile Jackie, et la jeune fille à qui il voulait donner un rein, qui meurent. Il ne lui reste plus que le suicide, seul moyen de retrouver ses amis et un monde qui aurait enfin du sens. C’est d’ailleurs la chape du destin qui pèse sur lui depuis le début, une fois qu’il a eu récupéré les lettres ensanglantées laissées par une jeune suicidée qui s’est jetée du haut d’un immeuble dans l’indifférence la plus totale ; régulièrement ses nuits sont envahies par des visions de cette jeune fille, qui semble constituer une sorte d’idéal, puisque ça le fait éjaculer à chaque fois dans son sommeil (les scènes où il se lève pour laver son slip dans le lavabo sont les seules drôles du film ; par leur répétition).
Avant la projection, le réalisateur a regretté que la copie de son film soit en français et non en anglais ; je ne sais pas bien pourquoi. Mais on peut lui donner raison à un niveau qu’il n’avait sans doute pas prévu : à l’évidence, le sous-titrage n’était pas l’œuvre d’un francophone ; accumulant les fautes de grammaire tordues, les faux sens et les impropriétés, il en devenait comique (« Va te coucher. Retourne-toi dans ton lit ! »). Dès qu’il y avait pronominalisation, ou un verbe se construisant comme réfléchi, on pouvait être sûr qu’il y aurait faute. Ce serait amusant d’écrire une histoire en utilisant un tel style, compréhensible, mais bourré de fautes et plein d’ambiguïtés ; pour parfaire la chose, il faudrait la situer en Chine ou dans un pays vraiment étranger, pour conserver l’analogie avec le cinéma. Il pourrait y avoir tout un travail à faire sur la traduction culturelle en général.
[1] Il semble donc qu’il y ait à Hong-Kong co-existence de noms chinois traditionnels, où le patronyme précède un « prénom » généralement en deux parties — comme Wong Kar-wai, ou ceux des personnages du film — et de noms à l’occidentale, dans l’ordre inverse, avec un prénom d’origine anglaise, comme celui de ce Chan, ou celui de John Woo — pour rester dans le cinéma.
Dans l’après-midi, j’ai vu d’abord Les Contes cruels de la jeunesse, film d’Oshima mythique, et dont la réputation n’est pas imméritée. Le parfum de scandale qu’il a, paraît-il, eu à sa sortie au Japon ne peut plus nous apparaître que grâce à une mise en perspective historique qui en amoindrit l’effet, mais (c’est ce qui m’a le plus intéressé) les partis pris de mise en scène demeurent, eux, très forts. Certaines techniques narratives sont un peu démodées, ou du moins marquées par leur époque, mais l’utilisation de la caméra subjective ou des gros plans, la tonalité générale du montage, conservent tout leur pouvoir esthétique. Avec ces très gros plans « décadrés », qui focalisent souvent en partie sur des objets, avec une grande simplicité graphique, je me suis demandé si on ne pouvait pas faire un parallèle avec le Pop Art — les plans de cigarettes, notamment, m’ont fait penser à Tom Wesselman. Ce film est en tout cas très clairement un antécédent du cinéma extrême-oriental actuel, de Kitano à Wong Kar-wai, autant dans la manière d’user du médium — manière qui encore aujourd’hui, donc, apparaît nouvelle à l’œil — que dans les thèmes abordés. À nouveau une histoire de jeunes paumés, qui ne trouvent pas leurs marques, ou refusent celles que la société leur propose/impose, et font quelques conneries ; en général le ton n’est guère positif. Tout ça me convient bien. Ce n’est pas que le cinéma dévoile ainsi une quelconque vérité du monde, que les apparences ou les pressions tendraient à cacher (contrairement à ce que peut parfois laisser penser le langage de certains critiques) : disons qu’en en montrant les marges, il évite l’ankylose du propos. Et puis peut-être l’art a-t-il à voir avec les ruptures, les passages. Il me semble juste de dire que sa fonction sociale est d’être un empêcheur de tourner en rond — même si ce n’est pas ce qui le définit en propre.
En revanche, quoique je sois arrivé un bon quart d’heure avant le début de la séance, je me suis retrouvé scotché au premier rang ; et dans une petite salle comme celle où le film était projeté, c’était très désagréable, ça m’a rendu malade. On se retrouve tellement près de l’écran qu’on ne peut avoir qu’une vision partielle de l’image, et encore faut-il constamment garder la tête en arrière. Je trouve déjà que ce n’est pas du tout la manière adéquate de regarder, mais en plus, avec les sous-titres, je devais constamment effectuer un mouvement de la tête de gauche à droite pour pouvoir les lire en entier, et les brusques mouvement de la caméra dans les plans subjectifs me donnaient la nausée. J’ai cru que j’allais pouvoir tenir (aussi parce que je répugne à déranger l’ordre des choses), mais j’ai dû me lever avant la demie heure pour aller m’assoir sur les marches vers le haut de la salle. Sinon je serais peut-être parti. Joris, lui, trouve au contraire que si on n’est pas complètement immergé dans l’écran, on a l’impression d’être devant sa télé, et il a trouvé que pour Made in Hong Kong on s’était mis trop loin. C’est même le fait d’être assis au premier rang qui lui aurait donné tant de plaisir à voir Casino.