Jeudi 11 décembre 1997

Joris a coutume de dire que les mouvements de caméra le dérangent au cinéma, à cause des vingt-quatre images par seconde, qui sont insuffisantes ; au lieu de voir une continuité, il voit des saccades, une succession désagréable d’images qui ne va pas assez vite pour ses yeux[1]. Je trouvais qu’il exagérait beaucoup (j’en avais même tiré l’argument qu’une telle profession de foi « réaliste » était contradictoire avec sa volonté de rendre explicite la représentation et la théâtralité), mais j’ai compris ce qu’il voulait dire ce soir lorsqu’on a vu ensemble Le Goût de la cerise, le dernier film d’Abbas Kiarostami : pour l’essentiel il se passe dans une voiture qui roule (un drôle de huis clos !), et les arrière-plans qui défilaient montraient bien ces saccades qu’il décrit ; c’était très dérangeant. C’était encore plus net dans les plans de la route caillouteuse à l’avant de la voiture, pris du capot. À l’évidence, une caméra qui tournerait beaucoup plus vite rendrait bien mieux la vision humaine, et donnerait des images d’une bien meilleure qualité. Je ne sais pas pourquoi ça ne m’avait pas choqué plus tôt. Peut-être parce que lorsqu’elle effectue un mouvement, la caméra ne va en général pas assez vite pour que ça devienne évident, et qu’il me fallait un défilement plus rapide du décor.

Par ailleurs (d’autant qu’on s’habitue jusqu’à ne plus y faire attention), j’ai été retourné par le film. Dans les premiers moments, j’ai craint de m’ennuyer (ce qui n’est pas contradictoire avec le fait de prendre du plaisir, malgré l’opinion courante), mais m’a peu à peu envahi une satisfaction si intense que j’aurais voulu applaudir à tout rompre une fois la projection terminée. Dommage que ce ne soit pas l’usage. J’avais beaucoup aimé le premier que j’ai vu il y a deux semaines, Où est la maison de mon ami ?, mais je l’avais un peu trop abordé pour l’exotisme – un film iranien, qui filme la campagne iranienne. Là, c’est sans commune mesure — je ne sais pas trop bien pourquoi. Mais c’est extraordinaire. Je ne dirai même pas que c’est un chef d’œuvre, le terme me semble soudain galvaudé. C’est le meilleur film que j’ai vu de l’année, au moins (du moins parmi ceux qui sont sortis cette année) ; et qu’il ait obtenu une Palme d’or à Cannes est plus que justifié : c’est bien autre chose que l’académisme de La Leçon de piano par exemple, ou que cet exercice de style brillant mais un peu vain qu’était Pulp Fiction[2], pour ne citer que deux Palmes récentes.

J’ai dit que j’ai mis du temps à accrocher : le début est bizarre. C’est, pris depuis le siège du passager, un homme aux traits concentrés et sombres qui roule en voiture dans Téhéran, à la recherche de quelque chose — ou plutôt de quelqu’un, comprend-on ; il parcourt lentement les artères, et regarde les hommes sur les trottoirs, qui spontanément viennent se proposer comme ouvriers ; il ne fait rien d’autre que conduire, il ne parle pas, et on se sent un peu enfermé dans l’étroitesse et la monotonie du cadrage ; lorsque pour la première fois on a un plan de l’habitacle pris depuis le capot à travers le pare-brise, c’est un vrai soulagement — et en même temps ça passe presque pour une entorse intolérable à la rigueur du dispositif. Dans l’ensemble, il y énormément de plans serrés, même quand la voiture est prise en entier depuis l’extérieur, elle est souvent plein cadre, et on a peu de perspectives d’ensemble sur le décor ; c’est oppressant, on a l’impression de ne pas pouvoir respirer, ou se libérer. Comme lorsque l’homme enjoint un interlocuteur de regarder quelque chose (le trou qu’il a creusé en contrebas de la route poussiéreuse) et qu’on ne le voit pas, que la caméra demeure en plan subjectif adoptant son point de vue : quelle frustration ! N’importe quel autre film aurait inclus immédiatement un plan de ce qu’il demande au personnage de regarder ; mais pas là. Qu’on ne sache pas ce que cherche l’homme, puis, une fois qu’on a compris qu’il cherchait quelqu’un capable d’effectuer une tâche particulière, qu’on ne sache pas laquelle, cela aussi, produit un sentiment de malaise. Il arrête sa voiture près des gens, ou les suit à faible vitesse, baisse sa vitre, et les aborde sur un ton faux en leur posant des questions qui ont l’air incongru : est-ce un homosexuel en chasse d’un partenaire ? (ce qui est d’autant plus gênant que ça se passe en Iran) ; on se demande où cela va pouvoir conduire. Puis une fois qu’il a jeté son dévolu sur une première personne et l’a fait monter à ses côtés, on doit encore attendre un bon moment avant de savoir : c’est un jeune appelé, un militaire, à qui il propose en préambule de le déposer à sa caserne, puis qu’il invite à faire un tour, puisqu’ils ont quelques minutes devant eux. Or le garçon est timide, il ne répond que par bribes aux questions de l’homme, et la conversation n’avance pas, tourne en rond. Il faut dire que les questions sont bizarres ; et comme dans le reste du film, il s’agit presque plus de litanie que de véritable parole ou dialogue ; d’une voix neutre, l’homme répète inlassablement des questions qui tardent à en venir au fait, puis répète chaque réponse qui lui est faite sur le même ton, pose à nouveau la même question, veut être bien sûr. D’ailleurs tout est litanie ; aussi ces couleurs d’un ocre dont on ne sort pas[3], aussi ces interminables lacets de la route, qui vont et viennent dans des collines artificielles, chantier apocalyptique et sans fin, qui n’ont aucun sens et ne mènent nulle part ; aussi cette pierraille qu’inlassablement déversent des pelleteuses et des camions et qui roulent le long des pentes en soulevant des nuages denses de poussière.

Malheureusement, comme on a beaucoup parlé du film (qui n’est pourtant pas un grand succès public, si je dois en croire le peu de monde qu’on était dans la salle quoique ce ne soit que sa troisième semaine), je savais ce que cherche l’homme : il cherche quelqu’un qui accepte, contre beaucoup d’argent, de venir l’ensevelir après qu’il se sera suicidé. C’est bien dommage. Le film tourne tant autour du pot avant qu’on comprenne que c’est de ça qu’il s’agit — et lorsque le jeune militaire le comprend, il prend la fuite en dévalant la colline sans demander son reste — que de le savoir à l’avance en amoindrit l’impact. Si tant est qu’on le comprenne vraiment : la demande est si bizarre. S’il veut vraiment se suicider, pourquoi faire appel à quelqu’un pour le faire encore disparaître ? à quelqu’un qui ne pourra que tenter de l’en dissuader, quoiqu’il veuille y demeurer imperméable. Pourquoi, si ce n’est pour, justement, en être dissuadé malgré lui ? Toutes questions auxquelles Kiarostami n’apporte aucune réponse, mais qui laissent transpirer sa critique de son pays : la seule personne aux arguments duquel l’homme semble se montrer sensible (et c’est bien sûr le dernier qu’il rencontre ; aussi le seul qui a accepté le marché), ce n’est pas le séminariste avec son bréviaire religieux et moral, c’est le vieil homme à moustache en guidon de vélo qui lui raconte simplement comment lui, il y a longtemps, a renoncé au suicide au moment de jeter la corde sur la branche à cause du goût doux et sucré d’une mûre qui avait poussé justement sur cet arbre où il comptait se pendre ; qui défend un hédonisme simple. Après ce long monologue du vieux, qui débute par une ellipse brutale et étrange sur l’instant de leur rencontre (tout le début du film est en temps quasi réel[4]), et qui se termine après des tours et des détours infinis et imprévus dans la poussière lorsqu’il le dépose à son travail, il y a une des scènes les plus fortes du film : l’homme revient, appelle le vieux et lui demande :

« Quand tu viendras demain matin pour m’ensevelir, tu ne feras pas que m’appeler, pour savoir si je suis encore vivant. Tu jetteras sur moi deux petits cailloux… Peut-être que je serai simplement endormi…

— Deux cailloux, ce n’est pas assez, répond le vieil homme en le regardant droit dans les yeux. J’en jetterai trois. »

C’est l’éloge de la droiture et de l’humanité. Ensuite l’homme accepte de prendre en photo un jeune couple, avec l’appareil que lui tend la jeune femme ; je crois que c’est la première fois qu’il abaisse de façon nette la vitre de sa portière ; c’est aussi la seule fois où l’on voit une femme. Le film ne dit pas si l’homme se suicide ou non, il se termine avant, mais on sent que le vieil homme a su avoir (un peu) raison de ce désespoir dont il ne veut rien dire, « parce qu’on ne comprendrait pas », et qui ressemble plus à une sombre détermination à agir qu’à un véritable désespoir.

Le film se termine avant, et par cette séquence inattendue en vidéo (en fait Kiarostami a filmé un écran de télévision diffusant les images), mise en abyme où l’on voit l’équipe terminer de tourner un plan. Je ne sais pas du tout quoi en dire, ni si c’est audacieux, puisque, paraît-il, il a déjà utilisé plusieurs fois ce procédé dans ses films précédents. C’est en tout cas, d’un simple point de vue formel, surprenant, et à la fois déstabilisant et profondément naturel — si ces sentiments contradictoires peuvent coexister (et je pense que la marque d’une grande œuvre est notamment de réussir à faire coexister chez le récepteur des éléments non seulement complexes mais contradictoires) : on ne comprend pas bien, mais le sent, et l’accepte. C’est un film qu’on accueille en soi et qui dans l’instant nous construit, donne des perspectives nouvelles et la certitude que c’est celles-là qu’on attendait. Cela m’a assailli à de nombreux moments, et souvent sur des plans précis : celui, par exemple, qui précède cette séquence finale, un écran noir de plusieurs minutes, créateur d’une tension incroyable et d’une grande paix, à peine zébré dans ses premiers moments des éclairs d’un orage ; celui où un avion à réaction passe dans le ciel au loin et où le réalisateur attend qu’il ait fini de passer pour couper ; celui où des pierres et de la terre tombent sans discontinuer sur le tamis d’une machine qui a l’air de les trier (on ne sait pourquoi à nouveau) ; celui où un camion déverse des pierres sur un tas et où le plan les laisse dévaler la pente jusqu’au bout ; etc. Ce qui rend ce film si chaleureux, si profondément humain et réjouissant, malgré l'(apparente) noirceur de son thème, c’est qu’il prend le temps de regarder les choses, de les laisser venir à lui ; d’y restituer la dimension de l’homme. Et ses résonances — quoique je ne parvienne pas bien à déterminer en moi quelles elles sont — sont profondes. Elles semblent se ramifier, s’enfoncer encore à mesure que les heures passent.

Ensuite, lorsqu’on a été au Saguaro, j’ai téléphoné à Sonia. Elle nous y a rejoint. C’était la première fois.

[1] Il m’a dit ce soir que ce jugement lui venait des Straub, qui ne font en conséquence aucun mouvement de caméra dans leurs films.

[2] Cinéma qui ne trouvait que dans le cinéma ses références. Rigolo, mais limité.

[3] Sauf lors de la surprenante séquence finale en vidéo, ou tout ce qu’on avait vu ocre et poussiéreux a d’un coup l’air d’être herbe verdoyante.

[4] Comme plusieurs fois ailleurs dans le film, on est projeté brutalement dans quelque chose qu’on ne comprend pas, puisqu’on n’entend cette voix nouvelle, en décalage spatial avec l’image (la grosse Range Rover étant prise en plan large), et qu’il se passe un bon moment avant que la caméra ne revienne dans la voiture et qu’on voie enfin ce nouveau personnage.