Samedi 14 février 1998

Hier (au débotté), Victoria pendait, avec du retard, la crémaillère de son petit appartement rue des Hauts-Pavés. J’avais rarement vu tant de monde dans un espace aussi réduit, ni saleté aussi abominable à la fin d’une fête ; des choses cassées, des liquides renversés partout. Il faut dire qu’elle n’avait pas invité que des gens de bonne compagnie — certaines de ses fréquentations ne laissent pas de m’étonner (non seulement parce qu’elles ne savent pas se tenir, mais parce que ce sont également, dans pas mal de cas, de gros crétins). Soirée aussi très masculine. J’avais prévu que ce serait médiocre, et pris le parti de ne pas boire. Je n’ai pas réussi à tenir cette discipline jusqu’au bout, mais il a quand même fallu bien une heure et demie avant que je ne boive autre chose que du jus de fruit ou de l’eau (et je n’ai pas abusé du tout — en revanche j’ai trop fumé). Ce n’est pas comme ce vieil Adalard ou BT, qui, comme d’autres, en ont très vite tenu une sacrée couche. Adalard, l’air plus pauvrement gainsbourgien encore qu’à l’habitude, n’avait à la bouche que sa réplique fétiche du moment, l’œil égrillard à vide et la babine retroussée, « J’en ai vu des salopes ! Mais des comme ça… jamais ! » empruntée à un folklore alcoolique qui lui va comme un gant. Je suis resté dans la cuisine à parler, ça valait mieux, avec Marie-Charlotte, Clément, puis, lorsqu’ils ont été partis, Joris, Arnaud[1] et Marie-Anne (un peu saoulante mais gentille) adossé à l’évier de cuisine, passant régulièrement l’éponge ou la serpillière à qui était en quête de quoi réparer une connerie. Ce n’était pas désagréable, pas folichon non plus. Enlevé le spectacle un peu pathétique autour de nous, amusant un temps, on aurait été clairement mieux ailleurs.

Paul était dans un état lamentable. Il avait vu Victoria fricoter avec un joli blondinet, dansotant tous les deux sur la variété dégueu nostalgique de nos treize ou quatorze ans qui a fait l’essentiel de la soirée (je note avec peine que ce genre de « musique » est de plus en plus fréquent dans les soirées…). On a fait ce qu’on a pu pour qu’il rentre chez lui à pied, mais il ne voulait pas en démordre, il tenait absolument à ce que quelqu’un le ramène avec sa voiture, qu’il était bien incapable de conduire, fatigant Marie-Anne de demandes de plus en plus pressantes. Je suis parti avant que ce soit résolu. J’en avais ma claque de ce cirque.

Soir. Parfois encore (comme maintenant) me prennent de sombres moments de déprime, où je n’ai le goût de rien. Même sortir, pour voir mes vieux amis, ne me fait ni chaud ni froid — ça me fait même très froid en fait. Je voudrais disparaître. Ce serait mieux. Comment s’en sortir ? J’ai écrit quelques lignes sans y penser, je fume sans en avoir envie, et j’ai mis une cassette que j’avais enregistrée au Portugal sur mon dictaphone : des bruits de la rue, quelques mots où j’ai une voix plus grave (est-ce parce que je savais que j’enregistrais ?). Je tremble, j’ai des sueurs froides. La soirée n’apportera rien, ce sera la même solitude.

4:00. Bon, finalement, c’était bien, évidemment (en revanche — contrairement à hier — j’ai bu pas mal), j’ai pu parler avec Xavier, Paul était plus en forme qu’hier, et Matt, que je n’avais pas vu depuis si longtemps que je n’ose compter. Adeline m’a demandé une cigarette, la première depuis sa grossesse, elle l’a trouvée forte, c’était mignon. Quand Clément m’a ramené (il repart demain en train à Toulouse), on a un peu parlé de la solitude du célibataire, qu’il a trop bien connue, et il a demandé si on pourrait lire un jour ces notes que j’accumule depuis des années et que vous avez maintenant sous les yeux. Vu les portraits au vitriol que je trace parfois, je pense que le mieux est encore d’attendre. La lune, par la fenêtre, est juste au dessus de ma tête. Fasse que sa contemplation m’apporte un peu plus que les rêveries insatisfaites habituelles.

[1] Victoria a maintenant une attitude très distante avec les membres de notre (mon ?) groupe vernaculaire, elle n’a quasiment revu personne depuis la fin de l’année dernière. Et si nous n’avions pas suggéré à Arnaud de venir, elle ne l’aurait pas invité. Ni Fred, ni Berry, ni Père n’étaient d’ailleurs présents, pour des raisons obscures ; ni Xavier et Claire, pourtant revenus de Brest en fin d’après-midi en même temps que Clément (mais je les aurais tous deux mal vus là ; j’ai même longtemps craint qu’ils ne débarquent). Changer, pourquoi pas ? mais à voir ses nouvelles fréquentations, on se demande si c’est dans le bon sens.