J’ai été :
— attentionné envers Juliette (trop, même si cette première petite expérience de « cinéma » l’a déstabilisée, tant par l’obligation de fractionner le jeu que par le monde sur le « plateau ». Elle n’est pas en sucre, et d’autres que moi étaient mieux à même de l’être — ils l’ont été d’ailleurs (Joris bien sûr, qui a aussi beaucoup été aidée par elle)) ;
— familier avec Paul ;
— très libre avec Père (pour moi, cette expérience nous a rapprochés) ;
—un peu agressif avec Sylvette dans des moments de tension (je regrette) ;
— gentil avec Franck (qui a pris des photos) malgré ses gaffes continuelles et le fait que je ne me sente pas à l’aise avec lui ; je le trouve zarb.
Samedi j’aurais poursuivi : « — il y a vraiment un truc qui bloque entre Audrey et moi (quelle beauté !) ; soit qu’elle m’apprécie peu ou que je lui suis indifférent, soit qu’elle est intimidée (mais pourquoi ?). Même lorsqu’on est rentrés à pied ensemble vendredi soir, les propos n’ont été que parfaite insignifiance et les silences pesants. ». La fin de journée dimanche a tout changé. Le tournage a terminé tôt, vers quinze heures ; on est restés à glander chez Joris vautrés sur les matelas, à regarder quelques minutes du grand prix de Formule 1 de Monaco. Puis on est sortis tous au Bouffay, seul café de la place ouvert le dimanche, où Joris (enfin « la production ») nous a payé à boire, et l’ambiance a été très détendue. On a discuté de théorie artistique et autres bêtises, joué à la course automobile en jeu vidéo et au billard déjà moitié saouls à quatre heures, heureux. Après dispersion générale, Père, Audrey et moi nous sommes retrouvés seuls — bientôt rejoints par le flegmatique Antoine Doinel au Buck Mulligan’s rue du château. S’en est suivie une longue soirée de parlotte enjouée, entre le pub et un resto turc de la rue de la juiverie, jusqu’à deux heures passées (au pub pour un concert assez punk de musique traditionnelle irlandaise), plutôt bourrés pour finir. Et là, toute la glace que l’après-midi avait déjà entamée s’est brisée. Grande connivence même : une de mes meilleures soirées de tous ces derniers mois. Audrey s’est révélée d’une charmante profondeur. Elle m’a raconté comment elle méprisait Ermold parce qu’il l’avait déçue (il fallait le faire, elle lui a lancé un jour tout-à-trac : « Finalement, vous êtes comme moi, vous voulez faire du cinéma, mais vous n’êtes qu’un raté. » — je comprends mieux pourquoi il la déteste : elle a touché au cœur), évoquant son enfance africaine[1], ses envies et ses complexes avec le naturel qui est le sien, mais qu’elle évoquait comme déguisement de timidité. Je la savais plus intelligente que nombre se plaisent à l’affirmer mais je la découvrais accessible, humaine, j’allais dire — moi qui faisais d’elle une déesse de plus au Panthéon. Elle s’est mise à exister dans un espace qui est aussi le mien, celui de la faillibilité, et je m’en suis senti tout bizarre. Au restaurant, on s’est tous mis à écrire sur la nappe en papier, à se montrer des trucs (je me creusais la tête pour me rappeler comment écrire Audrey en hiragana), et elle a dit des trucs en danois, « maintenant que ça ne sert plus à rien » vu qu’elle vient de quitter son copain, comme elle nous l’avait appris peu de temps avant. « Elle est jeune », a jugé Père lorsqu’il m’a laissé en bas de chez moi après l’avoir ramenée. Je suis assez naïf pour oublier ce genre de choses ; comme le fait qu’elle prend plaisir à séduire. Je n’en attends rien, mais nous pouvions nous regarder sans artifice, sans plus ce fossé qui me séparait d’elle auparavant.
[1] L’Afrique s’est mis tout d’un coup à m’intéresser.