Lundi 13 juillet

Quatre jours à Brest, ville moche et où il pleut tout le temps. D’après Xavier ce n’est pas vrai : mais ça aura été le cas à chacun de mes séjours. Celui-ci aura été le plus long, et le dernier dans l’appartement de la rue Danton, puisque Claire et lui déménagent à la fin du mois pour les environs de Guingamp, où elle travaille cette année encore (Guingamp qui est redescendu en deuxième division à la fin de la saison) : un endroit qui m’apparaît sombre et vraiment paumé, mais je n’y ai jamais mis les pieds. Initialement, je ne devais aller à Brest que pour le concert de Sonic Youth et Tortoise le jeudi soir, mais Paul m’ayant fait faux bond au dernier moment, je suis parti avec Adeline et Fred, qui avaient un mariage vers l’Aber Ildut samedi soir (ils ne sont rentrés qu’à sept heures du matin le dimanche, et avec les jumeaux à nourrir, n’ont pas dormi du tout). J’aurais presque pu croire que c’était de la part de Paul une vengeance bien froide de l’affaire ténébreuse du concert de Sonic Youth à Nantes il y a trois ans, dont nous n’avons jamais parlé à cœur ouvert. Mais non ; c’était prosaïquement à cause d’un entretien d’embauche — enfin ça montre comme les priorités sont conduites à changer. Trouver cette solution de repli pour y aller était inespéré. Et ça aurait vraiment été dommage de rater le concert. Il a plu la moitié du temps, la pluie fine et peu pénétrante typique de la région, et il ne faisait pas chaud, mais ça n’en a pas gâché le plaisir ; le fort de Bertheaume, à vingt minutes de voiture de Brest, est déjà exceptionnel : à côté du fort en lui-même (sans intérêt particulier), bâti sur un promontoire, une esplanade herbée que termine la falaise, dominée par une colline aménagée en amphitéâtre ; et la géométrie compliquée de la côte comme décor. La scène était monté sur l’esplanade, et comme elle était assez petite, tout ça en paraissait plus incongru. Même pendant les concerts, a persisté l’étonnement de se trouver là à regarder des groupes jouer, face à la mer. Fred, pas habitué à ce genre de soirées, a trouvé que Tortoise était très bien (je craignais qu’il ne s’ennuie ; puis j’ai décidé qu’il fallait arrêter de sans cesse penser au confort des autres pour me concentrer sur mes propres sensations). Je crois que ça l’a impressionné, mais il y a vu ce que je n’aurais moi pas pensé y voir : du travail à la chaîne, machinique et bien huilé. C’est vrai qu’avec le fatras qu’ils ont sur scène, leur jeu précis, les déplacements d’un instrument à un autre au sein même des morceaux, et la totale absence de paroles (ils ne s’adressent pas une fois au public), on peut y penser ; c’est pour moi une image trop négative pour qu’elle ait pu me venir à l’esprit. Mais c’est vrai aussi que l’effacement des musiciens derrière ce qu’ils font produit une différence très stricte avec l’image traditionnelle du groupe de rock où les personnalités ont au contraire une extrême importance (et encore plus avec le jazz, le genre de Fred au départ) ; à force d’être trop immergé dans quelque chose on finit par oublier de voir ce qui saute aux yeux des autres. Par rapport au concert à l’Olympic, ils étaient, par le choix des morceaux et la balance qui mettaient tous les bruits en avant (bruits dont ils contrôlent l’évolution en direct, comme celle du son[1]), beaucoup plus agressifs, à la fois bordéliques et tendus, plus « expérimentaux », si j’ose le terme (qui va finir, à force d’être trop employé n’importe comment, par ne plus rien vouloir dire) ; beaucoup plus difficile de cataloguer les morceaux dans un genre précis comme on l’avait fait alors avec Mathieux, un post-rock, un western, un krautrock, etc. Je me suis également mieux rendu compte de la part d’improvisation sur scène ; ils ont par exemple joué pour finir une version de « Djed » qui n’avait presque rien à voir avec celle de l’album. Ce que Xavier a lui retenu[2], c’est plus la complexité des morceaux, et la qualité des rythmiques, notamment ce que fait John Herndon à la batterie. Je comprends que Fred ait été impressionné : c’est le genre de spectacle qui ne ressemble pas à grand-chose qu’on peut voir, à la frontière de plein de genres différents, ne participant à aucun vraiment, et à la fois difficile et accessible avec un minimum d’effort.

Ce qui n’est toujours pas le cas de Sonic Youth, contre lesquels il s’est emporté dans la voiture en rentrant. C’était « nul, stupide, lamentable ; des gens qui font n’importe quoi, ne savent même pas jouer » — classiques arguments réactionnaires quand on a été face à quelque chose qu’on n’a pu comprendre. J’ai pourtant eu espoir que ça lui plaise, quand il m’a suggéré de descendre devant pour mieux voir, alors qu’on était sur le haut des gradins, mais c’était en fait pour observer ce qu’ils faisaient sur leurs guitares d’un œil plus critique que bienveillant. On l’a charrié sur ses arguments, autant qu’il s’entêtait pour nous emmerder, lui suggérant que Coltrane ferait peut-être un truc de ce style s’il avait trente ans aujourd’hui, mais je ne polémiquerai pas. C’est sûr que sans préparation, c’est un choc difficile à accepter. Parce que c’est toujours aussi insupportable malgré les années ; une déferlante de bruit furieuse et fabuleuse – qui ne m’a pas semblé être une simple répétition de ce qu’ils faisaient avant. On les sent encore habiter leurs édifices branlants et leurs morceaux inaudibles. Je dois dire que là, c’est moi qui ai été impressionné, j’avais par moment du mal à croire qu’on puisse aller aussi loin. Bien sûr, comme Xavier (qui ne connaissait pas le dernier album), j’ai regretté qu’ils ne jouent aucun morceau de Daydream Nation ou d’un autre de ces disques qui ont cimenté notre passion pour eux, mais ce manque d’accroche à nos oreilles rendait l’impression ressentie encore plus forte, en dehors de toute cette passion physique épuisante des marées humaines qui s’agitaient comme d’habitude juste devant la scène, et qui rendaient peut-être au groupe l’hommage d’une première fois — parce que je ne pense pas qu’il puisse y avoir autant d’amateurs du bruit blanc et du larsen ; c’était plus la puissance dégagée qui devait les réunir. Puissance d’ailleurs pas si énorme que ça si on considère les tempos plutôt lents de la plupart des morceaux : tout était vraiment dédié au bruit, chaque morceau n’existant plus que par bribes parfois difficilement intelligibles au milieu des déchirures et des grincements — Fred a beau dire, faire ce qu’il font avec des guitares n’est pas donné au premier venu : n’importe qui peut produire un larsen, il suffit d’appuyer sur la pédale de distorsion et de retourner sa guitare vers l’ampli poussé à fond. Mais pas ça. Là encore, on atteint une des frontières entre le rock et on ne sait trop quel domaine, ce qui est d’autant plus difficile à saisir ; d’autant plus épuisant. On ne sait plus à quoi s’accrocher, ni mélodie, ni structure clairement identifiable, ni même rythme ; c’est la surprise à chaque instant. Et maîtrisée dans l’improvisation. En rappel, un morceau de Evol, « Death valley ‘69 » (qui a presque quinze ans, et n’avait rien perdu de sa virginité), puis un intrigant duo de sons apocalyptiques entre Thurston Moore et Lee Ranaldo penché sur une petite machine, dont je n’ai pas pu bien voir si c’était un clavier ou un appareil à distordre le bruit des guitares. L’autre chose à noter est que Kim Gordon ne joue plus du tout de basse, elle tient la partie la plus basique de la rythmique à la guitare (vêtue d’une jupe claire à mi-mollet et portant des chaussures à talons, elle paraissait vraiment la femme de quarante ans qu’elle est, ce qui créait encore un décalage avec ce qu’on attend d’ordinaire d’un groupe de « rock ») ; comme le Jon Spencer Blues Explosion, c’est donc maintenant un groupe sans basse. Et contrairement à ce que pensait Clément autrefois, ça ne pose aucun problème, il n’y pas un manque de fréquences basses.

Puis séjour qui s’est bien passé ; évidemment beaucoup centré sur les bébés, puisqu’il y en avait trois dans un appartement de soixante m2, entre les tétées du petit Léo, grand grimaceur et producteur émérite de areuh gutturaux, Harpo et Groucho qui faisaient leur troisième dent, vomissaient leur petit pot carottes/poulet, et les réveils matinaux. Je me suis découvert à ce sujet une plus grande tolérance aux cris quasi continuels que je ne l’aurais supposé — même si tout à l’heure, pendant le voyage du retour, ça finissait par me porter un peu sur les nerfs (c’est tellement stressant que ça entraîne même des tensions entre les parents parfois). Mais seul dans ma condition de célibataire total, je me sentais un peu en porte-à-faux, ne m’occupant des petits que pour les faire rire et rejetant les tâches plus dégoûtantes. J’avais l’impression qu’il aurait fallu que j’en fasse plus — mais pas sûr que les parents l’ait jugé comme ça, d’autant plus que je suis un garçon, engeance traditionnellement moins portée sur le pouponnage. Ce qui m’épate, c’est leurs progrès ; par exemple comment Maël a compris le principe du déplacement à quatre pattes dans ces trois jours, allant même jusqu’à se lever à l’aide de ses bras en prenant appui sur des meubles presque jusqu’à la station debout — bref, de les voir grandir, évoluer. Je ne prends d’eux que le côté amusant, épatant. Viendra bien un jour (je l’espère !) le moment où ce sera mon tour de me sentir les responsabilités du père, le sentiment profond et viscéral que, j’imagine, cela procure.

Pour le reste, quelques balades vers le nord, dont une agréable et intime avec Xavier sur les bords d’un aber (sans grande révélation cependant), où j’ai cueilli un gros bouquet de fleurs des champs pour Claire. Beaucoup de mangeaille, incluant courses aux halles distantes de dix mètres et préparation — un des classiques un brin ennuyeux de nos rencontres, ce qui prouve au passage que nous avons bien vieilli, ce sont des préoccupations qui ressemblent à celles de nos parents[3]. La pluie presque continuelle, et des cigarettes fumées à la fenêtre pour ne pas déranger. Et la finale de la Coupe du monde. Pendant le match, je n’étais pas vraiment concentré, et on n’a cessé de déplorer le jeu trop défensif de la France, la « bêtise » de Youri Djorkaeff, mais même contre le Brésil peu convaincant, le résultat a été une victoire 3-0. Qui apporte le titre si envié sur toute la planète (du moins c’est ce qu’on dirait) de champion du monde. Et ça nous a réjoui, on ne va pas mégotter. Une fois le match terminé Xavier, Fred et moi sommes sortis boire dans Brest, livrée à une folie furieuse, les rues et les places du centre envahies par une foule portant drapeau et maquillage, beuglant, chantant, buvant, klaxonnant à qui mieux-mieux — peut-être vingt mille personnes, dans un état de délire complet. Ce midi à la radio, on a entendu que c’était les plus gros rassemblements depuis la Libération. On peut trouver ridicule qu’un sport, onze types qui s’efforcent de mettre un ballon au fond du filet adverse, ait pris une importance si démesurée, mais on ne peut nier qu’il l’a… C’est aussi que les gens n’attendent que de vraies occasions pour se défouler, s’identifier à d’autres supposés meilleurs, et que la fierté de la réussite d’une équipe est ressentie par beaucoup comme étant la leur : n’est-ce pas après tout le vrai sens de la fête, de se débarrasser pour un temps de sa vie petite et de sa médiocrité pour revêtir un habit où l’on est plus grand et ne plus se soucier des conventions ? Aucun de nous trois ne parvenait à y participer vraiment, à s’oublier comme beaucoup de ceux qu’on voyait, par timidité ou intellectualisme inconscient ; on s’est contenté d’observer, puis de boire quelques bières à différents endroits de la ville. Enfin nous n’étions pas non plus tous dans notre état normal : Xavier a voulu fumer une cigarette. J’ai hésité à la lui donner, me méfiant d’une blague, et parce que c’est un peu par ma faute qu’il a recommencé après avoir arrêté la première fois ;  il l’a fumée, et a ensuite tiré un peu trop de taffes sur les miennes pour que je ne craigne qu’il en reprenne le goût, ce serait con.

***

Pour mon retour à Nantes, longue soirée en tête-à-tête au café avec Ermold, qui, lui, déteste le foot (j’avais pourtant comme résolution de ne pas sortir : j’ai trop de trucs en retard. J’aimerais être comme Matt, qui dans ces moments-là, sait prendre sur lui).

— parlé d’art, et des projets qu’il a sur la rémanence des images (des films qu’il ne tournera sans doute jamais, et des installations vidéo) ;

— évoqué les bêtises du chat de Marie-Charlotte chez moi (nombreuses) ;

— remémoré des fêtes trash quand nous étions plus jeunes ;

— médit de Petit-Fruict-des-Bois, qui continue de beaucoup nous déplaire ;

— déploré l’évolution, peut-être inéluctable, de Paul, qui l’éloigne de la création ; déploré en sus le manque d’engouement véritable pour ces matières chez la plupart de ceux sur qui nous comptions le plus.

[1] Debout derrière ses machines, John McEntire fait effectivement penser à un ingénieur de film de science fiction des années 50. À de nombreux moments, il joue des boutons plus que d’un instrument au sens classique du terme (celui auquel je raccroche le plus l’image du groupe, à cause de sa position de chef d’orchestre, en quelque sorte).

[2] Lui aussi ne connaissait que par la cassette que je lui ai copiée ; isolé qu’il est maintenant d’un milieu comme celui où j’évolue, il n’est pas du tout entré dans ce mouvement. Ses préférences vont plutôt à des musiques issues du jazz et des musiques traditionnelles d’ailleurs (par exemple Anouar Brahem ou Thierry Robin) ; il trouve un peu vain le côté le plus radical de ce que j’écoute (en partie sous l’influence de Mathieux). Mais tout en se méfiant de ce genre de frontières, il continue à écouter du « rock » ; s’il est passé à côté de Massive Attack — qu’à vrai dire moi j’ai vraiment découvert sur le tard — il a acheté le dernier album des Smashing Pumkins, et m’a fait écouter un disque de Mojave 3. Bref, comme on se voit moins, nos goûts ont suivi des évolutions un peu divergentes, mais on se retrouve pour parler de musique en profondeur.

[3] Mais plus que d’autres peut-être, nous menons une existence assez bourgeoise, quelles que soient par ailleurs nos opinions sur la vie et la façon de la conduire ; on n’échappe pas vraiment au déterminisme social.