Lundi 20 juillet 98, Méliniac

Toujours pas de réponse de la Thaïlande (revenu à Nantes prendre l’ordinateur — sur lequel j’écris maintenant —, le synthé, et conduire Sylvette à la gare, je suis passé à la fac consulter mon mail. Le hall était désert, et j’ai mis du temps à trouver quelqu’un susceptible de m’ouvrir une salle informatique. Discuté avec une chargé de cours de socio que je connais un peu, puis avec une postulante à la licence d’infocom à qui Yoda avait posé un lapin ; elle venait de Mulhouse, ce qui m’a fait bizarre un instant). Toujours pas de réponse, mais la perspective de partir, de tout laisser en plan pendant un an m’a empêché de dormir la nuit dernière ; je me suis vu perdu dans un monde inconnu et hostile. Ce qui sera vrai pour le premier qualificatif, même si on borne sans doute rapidement son univers où qu’on soit. Je me fais des images précises de ce que sera ma vie là-bas, tout en sachant que ce sera forcément différent. Je peux en tirer énormément, comme je peux en revenir mal, encore seul (sans plus de perspective qu’avant de rencontrer quelqu’un) ; avec une thèse au point mort, et sans appartement ni travail ni argent (je ne me représente pas du tout le coût de la vie en Thaïlande, mais l’idée de gagner aussi peu — 3500-4000 francs par mois — m’inquiète tout de même, quoique je ne courre pas après comme d’autres qui refuseraient de partir pour si peu). Je peux aussi en revenir peu changé, avec seulement des souvenirs. Le plus probable en fait.

C’est fou comme dès que je ne me jette pas tête baissée, les moindres détails m’arrêtent. Manque de confiance dans l’avenir. Malgré mes vingt-sept ans, rien n’en est décidé, je peux tout devenir ; tout et rien. Il y en a à qui ça donnerait plein d’allant ; moi, ça m’angoisse terriblement. Je voudrais que tout soit sûr. Que ma réussite soit sûre, alors qu’elle n’est qu’une possibilité faible et à laquelle il faudrait travailler – même si les facteurs en jeu pour qu’elle se produise sont trop nombreux et divers pour être maîtrisés. Sinon elle pourrait tout aussi bien disparaître sans même que je m’en rende compte.

Au Pont, pendant que ma lessive tournait, je suis monté dans « ma » chambre chercher le cahier épais et serré sur lequel j’écrivais mon journal lorsque j’étais en classe de première. Il y a dix ans. C’est fou la quantité que j’écrivais ; cent cinquante pages grand format à petits carreaux sans sauter de ligne en moins d’un an. On ne peut que le lire avec recul, le vocabulaire est très marqué par la fin de l’adolescence ; mais pour l’essentiel (et c’est l’inquiétant), les mêmes désirs et les mêmes angoisses que celles d’aujourd’hui. Je ne m’en souvenais pas. J’ai moins changé que je ne l’espérais — il y a d’ailleurs déjà cette volonté, marquée et constamment mise en échec, de changer, devenir meilleur, plus performant (et de confesser ses faiblesses ou ses hontes, surtout en matière sexuelle ; d’une façon crue que je n’oserais plus maintenant, et dont la lecture m’a gêné. J’ai sauté certains passages). C’en est même pathétique d’insistance. Mais je suis également heureux de pouvoir retracer cette période du passé de manière aussi précise, comme le voyage à Munich — qui avait été un bon moment en définitive (relire ces pages m’a redonné confiance pour partir cette année). Sans ça, je ne me rappellerais que des bribes. Se souvenir, laisser une trace, n’est peut-être pas essentiel, mais je me sens mieux ainsi.

À l’époque, j’écrivais de façon plus libre ; c’est du moins ce qui m’a semblé. Et il y a de très bons passages.