Ce soir, je suis retourné chez le docteur Moreau, parce que j’avais pris rendez-vous la dernière fois qu’on s’étaient vus (mais j’ai dû téléphoner parce que j’avais complètement oublié l’heure exacte). Juste avant, j’ai dormi deux heures, douces et agitées : je ne me suis pas remis du décalage horaire évidemment[1], non plus que de la vie de patachon qu’on a menée tous les trois la dernière semaine de mon séjour, à Montréal, où on a énormément marché, et où on est sortis tous les soirs. Aujourd’hui j’étais hyper crevé ; d’autant plus qu’il a fallu se lever et retourner au collège : je suis resté fermé d’un bout à l’autre du trajet, même si ensuite ça s’est bien passé, vu que je connaissais déjà les gens et que l’ambiance entre nous n’est pas trop désagréable (elle pourrait en fait être très agréable si je ne mettais pas autant de mauvaise volonté à l’intégrer — mais je n’ai pas l’intention que ça change. À part Sonia, que je ne peux m’empêcher de bien aimer, pas pour les bonnes raisons, je ne crois pas que les autres aient grand chose à m’apporter, et je n’ai pas trop envie de le savoir). Je suis retourné chez le docteur Moreau, et, au lieu de ce que j’avais pensé lui dire, mais qui avait peut-être moins d’importance, je lui ai raconté toute la joie que j’ai prise à ce voyage, comment je n’avais aucune envie de rentrer, comment je me suis senti en parfaite communion d’esprit avec Hélène et Clément, et comment j’en ai été heureux : si je pousse un peu le bouchon, c’était ce Nouveau Monde que j’appelle de mes vœux depuis longtemps. On peut voir ça de différents points de vue ; d’abord comme un état mental nouveau, la révélation de mon évolution, dans des circonstances particulières ou exceptionnelles — je me suis senti un peu dans le même état d’esprit que lorsque je suis allé à Munich l’été 89, à la suite de quoi j’avais rencontré Stéphanie, comblant ainsi le manque principal que je percevais en moi alors (à tort ou à raison, mais c’était la première cause émergée de ma souffrance). C’est même ce à quoi j’ai pensé chaque fois que j’ai ressenti les attaques de la solitude, seuls bémols à mon séjour, comme au concert de Grant Lee Buffalo il y a dix jours, où par moments je me suis senti totalement vide, souffrant avec netteté de cette absence de l’amour. En ce sens, revenir ici n’a pas grande conséquence si je peux continuer de tenir mes rênes de cette manière nouvelle. Ce Nouveau monde, on peut aussi le concevoir de façon spatiale, moins détachable des circonstances : avec le risque de retomber une fois reprise la routine d’ici. Pour la Thaïlande, c’est mort. La dernière fois que j’ai consulté mon mail, le 25 ou le 26, dans l’appartement du frère d’Hélène où on est allé passer la journée profitant de son absence, il n’y avait toujours rien, malgré ma demande d’une réponse rapide. Il va donc falloir envisager l’année ici. Si une réponse positive arrivait, je serais tenté de dire non maintenant, vu le peu de temps pour les préparatifs. Ce ne serait pas un peu se réfugier dans cet Ancien Monde que je parle de quitter, m’a demandé le docteur Moreau ? J’irai donc consulter mon mail dès demain à la fac. Peut-être qu’une réponse m’y attend, même si je n’y crois pas trop. En tout cas, je dois affronter la réalité rapidement.
À la fin du rendez-vous, je n’en ai pas pris de nouveau. J’ai dit qu’à Montréal, j’avais envisagé d’arrêter, que je n’avais plus senti le besoin de venir, souvent si pressant avant, et je pensais à part moi pendant la conversation qu’on pouvait très bien en venir à s’inventer des problèmes simplement pour avoir quelque chose à raconter à son psy. Mais je n’étais pas sûr de la décision à prendre (je ne suis pas non plus arrivé au bout du chemin que je m’étais fixé[2]), et j’ai attendu : il n’a pas sorti son agenda. Mais si ça doit arriver, je n’attendrai pas d’être à bout pour retourner le voir – si j’ai une trop nette impression d’avoir arrêté pour ne pas affronter les racines trop profondes de mes difficultés (une façon plus juste de le dire).
En partant, j’étais bien décidé à raconter mon voyage, à noter tout ce qui me semblerait digne d’intérêt ; j’ai même acheté pour cela un carnet, que je pensais trimballer tout le temps – chose que je n’ai plus fait depuis longtemps, depuis que je n’écris plus de textes de chansons (à l’époque de La Musique, j’en faisais un grand usage). Ça m’a redonné le goût d’avoir toujours sur soi où noter ce qui passe par la tête (c’est ce que fait Clément, pour qui Hélène décore de belles couvertures), même si ce n’est peut-être pas extrêmement utile : ce dont on doit se souvenir, on le retient, ou si on l’oublie, ça revient à un moment ou un autre ; le reste n’en valait sans doute pas la peine (sachant qu’il est impossible d’exploiter toutes les idées qui nous passent par la tête). Je ne suis pas allé très loin. On se laisse vite dépasser par le temps, et par le nombre des sollicitations lorsqu’on est à l’étranger. C’est le problème de l’équilibre entre vivre et écrire, qui demande nécessairement une certaine retraite ; les moments les plus intenses, ou simplement les plus intéressants, je les vis — et n’ai ni le temps de les raconter (si d’ailleurs les raconter a un quelconque intérêt, même si c’est la voie sur laquelle je me suis plus nettement engagé encore depuis deux ans[3]), ni le goût lorsqu’ils sont terminés. J’ai écrit pendant quelques jours, avec trop de trous dans ce que je voulais dire, et puis j’ai eu peur de tomber dans la psychologisation à outrance, alors j’ai laissé tomber. J’ai ensuite pensé faire une sorte de lexique des choses qui m’ont marquées, à l’intérieur duquel il serait possible de passer insensiblement à un récit de mes propres pensées et activités ; de courtes notules sans lien les unes avec les autres (c’est la nécessité de cohérence qui peut pousser à la psychologisation, les émotions liant les événements), et que j’aurais intégrées ici, avant de reprendre le cours normal de ces notes. Mais ce serait du réchauffé — sans parler du temps pour le faire. J’essaierai plutôt de faire apparaître des bribes quand ça me semblera approprié : puisque ce séjour m’aura marqué.
[1] Je faisais le fier-à-bras avec ces histoires, mais à mon arrivée, j’ai mis presque une semaine à me caler et à réussir à dormir plus tard que sept heures du matin. Ensuite, on s’est couchés souvent tellement tard que ça ne posait plus de problème.
[2] De même que durant le séjour (ça a été mon principal problème), je me suis trop souvent senti à la remorque de Clément et Hélène, manquant d’initiative et de résolution : d’indépendance dans les actes de la vie quotidienne.
[3] Je ne me sens pas d’affinités avec le genre des pensées ou des aphorismes.