Samedi 26 septembre

Un jour que nous étions chez Réjean et Paule, les parents d’Hélène (on y a passé pas mal de temps), Réjean m’a raconté que les Hollandais seraient prêts à abandonner leur langue nationale au profit de l’anglais. C’était une question à laquelle ils réfléchissaient. Je n’en avais jamais entendu parler. Il avait ce ton de voix très calme dont je ne l’ai jamais vu se départir, mais évidemment, en tant que Québécois (et souverainiste qui plus est), ça le navrait. C’est par la langue que les Québécois, nation sans État, si on dire sans être pompeux, ont réussi à conserver leur identité, au sein d’un Canada anglophone dominateur, puis, aujourd’hui, d’une plus vaste Amérique du Nord économiquement et culturellement impérialiste. Même si, par de nombreux traits du mode de vie, ils sont eux aussi très américains. De ce point de vue, la famille d’Hélène est un peu différente, ils sont francophiles, et ont d’ailleurs vécu à plusieurs reprises en France ; avant même qu’elle ne le fasse, Hélène vouait une grande passion à ce pays, dit-elle, et était surnommée la Française à l’école à cause de son accent québécois peu marqué : aujourd’hui, il lui faut souvent préciser qu’elle ne l’est pas, les gens s’y trompent — ici, non, on voit entend tout de suite qu’elle n’a pas un accent « européen » ; mais c’est vrai qu’elle a une manière de parler plus proche de la mienne que de celle de ses copains (si ce n’est certaines expressions caractéristiques). Si les Pays-Bas devenaient anglophones, cela pourrait avoir deux conséquences contradictoires, avons-nous conclu. Ce serait soit le début d’un mouvement d’abandon au moins partiel des langues vernaculaires dans la Communauté Européenne, l’anglais ayant prouvé sa force de pénétration[1], soit c’est au contraire un sursaut de revitalisation des langues propres dans chaque pays, l’alerte de la dilution d’identité ayant été trop rude. Mais cette alternative est peut-être naïve. Voir sa langue disparaître est certainement une douleur difficile à guérir, mais aussi parce qu’on croit que toute notre spécificité réside en elle (alors qu’il ne s’agit que d’un des éléments d’une identité). Et puis « la langue » ce n’est pas extérieur aux locuteurs, ce sont eux qui la font. Difficile de croire que cette uniformisation pourrait aller à son terme : il est de la nature humaine, sur ce plan, d’aller aussi en sens inverse.

[1] C’est en effet différent de la domination « culturelle » de l’anglais  aujourd’hui, qui entraîne tout membre de l’élite à devoir le parler au moins un peu — comme il en a été du français autrefois : l’aristocratie et les classes aisées le parlaient, c’était parfois presque leur langue maternelle (dans l’est de l’Europe). Mais ça n’impliquait aucun abandon de la langue du pays, l’immense majorité de la population continuant de toute façon de ne connaître que celle-là ; c’était d’abord lié à l’effet de mode d’une prééminence culturelle. Mais il est possible d’imposer une langue nouvelle à une population : l’hébreu en Israël en étant le meilleur exemple.