Vendredi 2

Un sale goût dans la bouche depuis des heures. Malgré le premier soleil de la semaine. Que je sois sur la voie de la libération, c’est bien douteux s’il me faut une journée entière pour me remettre de la moindre contrariété. La matinée n’a pas été facile ; hier je suis sorti un peu tard : tout en est gâché ou a peu près jusqu’à demain. J’ai bien réussi à lire les quarante pages réglementaires de Gusdorf, mais rien ne sert de faire semblant ici que ça serve ma thèse en quoi que ce soit, c’est juste une manière de donner un semblant de justification à ma peur de m’y mettre vraiment ; ma peur ou mon dégoût, ou je ne sais quoi d’autre encore. Dans l’après-midi je suis sorti acheter des disques à la FNAC, et je n’ai pas aimé ça. Je me sentais mal à l’aise dans la rue, et n’ai ensuite pas pu suivre le programme que je m’étais tracé — on voit à quoi tiennent mes résolutions. Alors que j’attendais un tram qui n’est pas venu, était assise sur le quai en face, de l’autre côté des rails, une très belle fille, qui ressemblait à Carole Bouquet (c’était le même genre de beauté, mais j’ai mis un certain temps à m’en apercevoir). Hier soir aussi, il y avait une jolie fille, pétulante du moins : une copine de Chepe mi-française, mi-espagnole, mais plus espagnole que nature. D’ailleurs elle vit maintenant à Madrid, et parle français avec un fort accent et des fautes. Le peu de fois où j’ai eu l’occasion de la voir, elle m’a assez plu. Mais j’ai été nul. Chepe, lui (c’est la première fois que je le voyais depuis avant les vacances d’été), a le bras droit dans le plâtre pour deux mois. C’est d’ailleurs à ce propos que j’ai été nul : lorsqu’il m’a demandé si je ne pourrais pas lui servir de temps en temps de chauffeur pour aller faire des courses, et que je n’ai pu m’empêcher d’accompagner mon oui de multiples considérations sur le fait que j’étais mauvais conducteur : ce qui revenait à refuser de manière implicite. La soirée ne s’était pourtant pas mal passée, même si je n’aime pas aller au restaurant le soir parce que je ne suis pas habitué à faire un vrai repas à ce moment de la journée (mais quand y aller autrement ?) : je préfère simplement boire, c’est triste à dire. Plus ça va moins je supporte la moindre nourriture. Joris dirait que je ne sais pas vivre, et peut-être aurait-il raison.

« Pour un Américain une confidence sert à briser la glace et nous décrivons le suicide de notre grand-mère avec le même désir de paraître aimable qu’un Européen lorsqu’il commente le temps exceptionnellement chaud (…). En Europe un aveu est un signe précieux d’engagement ; en Amérique ça n’est pas plus qu’un comment allez-vous. » (Edmund White, dans La Symphonie des adieux).

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