En fin de matinée je suis allé faire un tour à la brocante place Viarme. Je ne fantasme pas particulièrement sur les vieilleries qui passionnent tant de mes contemporains ; et pour les deux ou trois vieux livres qui m’auraient intéressé (le Télémaque de Fénelon, le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, des récits de voyage ou des livres de physique du XVIIIe siècle) leur prix était trop élevé pour l’usage que j’aurais eu d’eux — s’il est considéré comme rare, un petit opuscule monte sans effort jusqu’à 1500 F : très largement au-dessus de mes moyens[1]. Et puis malgré le côté très haut en couleur de l’ami brocanteur d’Ermold, un type digne de vendre la peau de chagrin, la population qui gravite dans ce genre d’endroits me répugne un peu. Il y a quelque chose de crasseux qui me met mal à l’aise. La pollution de toutes les bagnoles qui cherchaient à se frayer un chemin et à se garer dans le quartier rendait qui plus est l’atmosphère irrespirable. Ni Mathieux ni Loïc, avec qui on avait pourtant convenu de se retrouver, n’ont montré leur nez.
Hier soir, j’ai été agressif avec Loïc. On jouait au Risk chez Joris, et je pense que les autres ont été choqués. Je m’efforçais de jouer pourtant sans passion (à vrai dire c’était même sans intérêt), mais je n’ai pas supporté qu’il me rappelle à plusieurs reprises les règles. Comme si je ne les connaissais pas aussi bien que lui. Je perdais avec obstination : ça a pu aggraver mon mécontentement. Mais avouons-le, c’est surtout que j’avais reçu, juste avant de partir, un message me demandant d’inverser mes jours de travail au collège, et que je n’ai aucune raison valable de refuser. Je n’aime tellement pas ce travail que la moindre contrariété prend des proportions démesurées ; en plus, je ne pourrais plus profiter le matin de la voiture de Sonia (par ailleurs la seule avec qui je suis content de travailler, même si l’ambiguïté persistante de nos rapports me gêne parce que je sais qu’elle continue à être amoureuse de moi, quoique moins) : ça signifierait recommencer à me lever dès six heures et demie, et encourir une fois sur deux le risque d’arriver en retard — c’est d’autant plus désagréable que je crois que l’ambiance n’est pas très bien disposée à mon égard, même si personne ne m’en a fait part directement. Ce n’est pas que je tienne compte des opinions de ces gentils médiocres, mais il ne faudrait pas apporter de l’eau à leur moulin.
Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai acheté des fleurs pour mettre chez moi.
[1] Enfin le Télémaque, même dans des éditions « d’époque », ne doit pas être si rare ; je viens de lire que ça avait été un des ouvrages les plus diffusés du XVIIIe siècle.