Mardi 10 novembre 1998, Nantes

Hier et avant-hier soir au Festival des Inrocks à l’Olympic. Aujourd’hui j’étais tellement fatigué et dégoûté à l’idée d’aller travailler toute la journée, que j’ai téléphoné à sept heures et demie pour dire que j’étais malade, que j’avais vomi toute la nuit. J’ai passé la matinée à dormir, et l’après-midi je n’ai pas fait grand-chose non plus. Ma capacité de résistance (à la fatigue ou à la contrariété) est faible, et ne va pas en s’arrangeant. Les deux fois j’y suis allé accompagné de Sonia, qui m’avait tanné pour qu’on y aille ensemble. Je ne pouvais guère faire autrement, malgré le peu d’envie que j’en avais : j’ai de la peine à mélanger les différents secteurs de ma vie, et le concert, c’est le genre d’endroit où je préfère aller avec mes amis connaisseurs, raconter des conneries, et surtout ne pas faire le genre d’efforts que je fais (et que j’ai le plus grand mal à faire) dès que nous sortons de l’étroit territoire balisé de nos relations elle et moi. Chose incroyable, elle n’était encore jamais allée à un concert de rock. Elle m’a d’ailleurs avoué avoir été étonné que le public soit debout. Pour l’avoir vu à la télé (mais les concerts où je vais ne passent pas à la télé), elle savait bien que ça se faisait, mais elle croyait qu’au bout d’un moment, les gens, enthousiastes, se levaient simplement de leur siège : comme lorsque Johnny passait à l’Olympia au début des années 60, quoi. Ça s’est d’ailleurs bien passé, malgré le fait que je l’ai trouvée (il fallait s’y attendre) un peu trop pressée de trouver mes amis sympas, et de vouloir lier conversation avec eux. Le premier soir, parce que nous avons passé pas mal de temps avec Philippe, qui est quelqu’un de délicat et même enjoleur ; le second, parce qu’il a débuté par un incident qui a tout de suite crée une solidarité avec ceux qui étaient là, Broerec, et, rencontrés par hasard, Cédric et Cathy : en sortant de la voiture, elle a fermé les portes en laissant le trousseau de clef sur le contact… Grosse panique, qui a eu l’avantage de mettre fin à la discussion éprouvante qu’on était en train d’avoir, et qui était en passe de gâcher toute la soirée (je flippais parce que je n’avais pas réussi à éjaculer lorsqu’on avait baisé chez elle avant de partir ; j’avais toutes les peines du monde à être à notre affaire). Finalement résolue, assez tard, au début du concert de Yann Tiersen, quand un type, sympa, a fini par réussir à crocheter la serrure de la portière avec un cintre démonté. On avait d’ailleurs commencé par pas mal réfléchir tous les deux sur la manière de nous tirer de ce mauvais pas, et on serait arrivé en retard pour Snowpony, le premier groupe, s’ils n’avaient pas annulé l’après-midi même — il paraît qu’ils sont restés en rade sur l’autoroute entre Paris et Le Mans. Ce n’était pas trop grave, puisque Mathieux nous avait dit la veille que, malgré la description alléchante, c’était nul en fait ; de la bête pop sans aucune invention. Chaque année c’est la même chose, il faut compter avec une défection de dernière minute. Une fois résolu, l’incident m’a rapproché d’elle, et j’ai passé toute la fin de la soirée à bander comme un âne (ce n’est pas courant à un concert). Je l’ai même prise dans mes bras. Puis je l’ai invitée à dormir chez moi, alors que je craignais comme la peste une heure avant qu’on en soit réduits là si on n’arrivait pas à ouvrir la voiture. Et une fois arrivés, nous avons fait l’amour plusieurs fois longuement, avec tendresse, et c’était merveilleux — et c’est en fait la principale raison pour laquelle j’ai gratté ce matin, l’heure à laquelle on a dormi[1].

Par ailleurs deux bonnes soirées de concerts, alors qu’aucun de ceux qui jouaient ne m’était vraiment familier. À part Yann Tiersen, que j’avais déjà vu avec Clément il y a un an et demi, avant que sa notoriété n’explose, et dont je connais assez bien le dernier album. Mais c’était justement beaucoup mieux que sur disque, où sa musique, agréable, finit par passer pour un peu anecdotique ; en concert, il parvient, navigant entre piano, violon, claviers divers (toujours minimalistes), accordéon, et maintenant guitare électrique de temps en temps, à créer une atmosphère attentive et précise ; et il ne se la joue pas du tout. Par moments, est venue également une chanteuse, bien meilleure que celle qui était venue la veille chanter deux morceaux lors de la prestation de Air, et Christian, le chanteur de Married Monk[2], à divers instruments, qui ont permis d’étoffer le son sans que rien ne soit perdu de son caractère particulier. À plusieurs reprises, Yann Tiersen a même chanté ; des trucs pas mal, sensibles et fins, qui avaient le défaut de beaucoup ressembler aux chansons qu’écrivait Dominique A à l’époque de Si je connais Harry — ce qui, au vu de sa dernière apparition sur scène, ne pouvait d’ailleurs que déclencher la nostalgie ; mais, à cause du silence dans la salle, je n’ai pas pu en faire part sur le moment, vu qu’il était dans la salle, à un mètre de moi (en compagnie de Françoiz Breut et de copains rigolards assez lourds).

Avant ça, Calexico, groupe américain (texan, probablement, ou un truc comme ça) qui donne une version vive et contemporaine de la musique de cowboy, avec un chanteur un brin cabotineur entre les morceaux — mais sobre dans ses interprétations. Peu de succès autour de moi ; j’ai pourtant trouvé ça pas mal, c’est un style auquel je peux être réceptif ; et les guitares, jouée avec la pédale trémolo à peu près enclenchée tout le temps, étaient précises et incisives. Je suis sûr que ça vaut le coup sur disque. De même que Arab Strap, qui a suivi, dont ce que j’ai pu entendre était très bien, minimaliste et désabusé, mais qui ne m’a pas paru réussir à vraiment le rendre sur scène. On avait l’impression que des kilomètres y séparaient chacun des musiciens, quand elle n’est pourtant pas immense (enfin si on y avait joué à l’époque de La Musique, on l’aurait certainement trouvée immense), le guitariste notamment était complètement isolé sur la droite, comme reclus en lui-même ; et le chanteur, qui descendait à toute allure des canettes de Heineken dès qu’il en avait l’occasion, n’était pas très démonstratif non plus. L’un comme l’autre, dans des genres différents, avec une pure trogne d’Écossais (c’est un groupe de Glasgow). Si j’ai bien compris, leur genre joue beaucoup sur le cynisme des textes, débités d’une voix nonchalante, presque ronchonne ; mais là, vu qu’on ne les comprenait très peu (même Sonia avait du mal à saisir, à cause de l’accent), ça passait mal. Et la musique naviguait entre du Mogwai étriqué, et une pop sans envergure, voire banale. Dans d’autres circonstances, ça aurait cependant pu me plaire ; je les vois comme un groupe du style de The Fall.

La veille, une soirée très homogène, avec comme dénominateur commun entre les groupe ces vieux sons de synthés analogiques et bruitages divers chers à l’expérimentation des années 70. Et deux groupes français, un événement pour un truc patronné par les Inrocks : comme quoi les choses changent, les préjugés tombent un peu. Sauf que l’un comme l’autre, Mellow comme les fameux Air, quand ils mettent du texte, c’est en anglais… Cher combat pour l’expression en français dans la bonne musique, tu es bien loin ! Heureusement, c’est en majorité instrumental (et c’est ça qui fait la popularité de si nombreux Français, de Daft Punk à Kid Loco, ces dernières années en Angleterre : là, le diktat de la langue de ces connards de Britons ne tient plus). L’utilisation du langage sert à développer des « ambiances » d’où le cliché volontaire n’est pas absent, plutôt qu’à exprimer les tourments d’un moi quelconque ou que sais-je ? C’est plus un « signe extérieur » qu’autre chose. Il y a donc moindre mal (sauf pour l’accent…). Pour le reste, Low Fidelity Allstars, groupe de groove malsain et gangrené, typiquement anglais, genre bad boys prolétaires à la Happy Mondays, avec un chanteur qui se prenait trop pour Liam Gallagher — mais on est tous parti au bout de deux morceaux, à cause de la fatigue, là encore, c’est le style de musique dont l’appréciation peut varier du tout au tout selon l’état de forme ; et l’attraction de la soirée pour beaucoup : Sean Lennon, fils de John (et $Yoko$ — il a d’ailleurs sa Yoko Ono lui aussi, crevette sautillante qui joue des claviers), qui ressemble à son père et, influence plus bizarrement explicable, tient sa guitare électrique de la même façon. Ses chansons oscillent entre l’intéressant et le médiocre, et, surtout, entre une pop à la Boo Radleys d’il y a trois ans, de la musique insignifiante, de la copie pure et simple des œuvres de Papa (Mathieux : « Alors là, comment ça fait Beatles 3000, ça ! »), voire du rap estampillé Beastie Boys. Il n’a pas encore trouvé sa voie. Mais reprendre une bonne ration de mur du son comme dans le temps m’a néanmoins fait bien plaisir, celui où même les graves saturent à mort, et vous rentrent dans l’estomac.

Le plus intéressant, c’était vraiment les Français, qui étaient d’ailleurs assez attendus. Quoique n’ayant encore sorti aucun disque, Mellow est supérieur, je pense : quand la mode maniaque du Moog disparaîtra (reviendra forcément un jour où ça fera rire), que celle du recyclage systématique aura passé (qui tend à galvauder l’idée même d’expérimentation, puisqu’on a déjà entendu tout ce qui nous est servi sous ce qui n’est plus qu’une étiquette), le fond un peu plus inventif de leur inspiration devrait leur permettre de tenir. Air, avec l’importance qu’ils accordent aux environnements sonores, c’est moins sûr — de même qu’ils auront peut-être plus de mal à se renouveler. Mellow, quoiqu’il y ait une certaine importance donnée à l’habillage sonore, reste plus un groupe « classique », à la croisée entre le post-rock instrumental et la pop, mais revisitant avec un certain bonheur tout ce qui leur tombe sous la main — dont le disco —, avec des arrangements somptueux. Leur côté seventies relève sans doute plus de la pose amusée d’étudiants aux Beaux Arts un peu in que de tics profonds[3]. Alors que Air m’a paru bien plus proche de l’esprit, avec leurs tenues immaculées et leurs bruitages psychédéliques parfois à la limite du hors-jeu, perchés sur des tabourets derrière des montagnes de vieilles machines. On pourrait craindre que ce type de musique soit très chiant en concert, mais non ; c’est justement lorsqu’ils parviennent à immerger la salle dans une sorte d’aquarium synthétique et bruitiste qu’ils sont le meilleur, quand il y a tellement de nappes de sons qu’on peine à reconnaître ce qui est joué. Même l’utilisation systématique du vocoder pour la voix n’est pas fatigante (juste ridicule quand il s’agit de dire merci au public à la fin d’un morceau). Et c’est par ailleurs très rock, beaucoup plus que je ne l’aurais cru, avec une section rythmique efficace — qui comprend des gars qui œuvrent aussi avec Beck. Je n’en ferai pas mon groupe fétiche, loin de là, mais ils ont été musicalement convaincants à mon avis — Loïc, lui n’était pas d’accord. Pour le reste, et pour ce que j’en sais, je ne me sens pas très proche de ce genre de types. Sans doute comme pour Mellow d’ailleurs, leur réussite fait un peu téléphonée.

Dans le Journal de Mihail Sebastian (intéressant et agréable à lire, mais, du fait qu’il n’était pas destiné à être plus qu’un recueil personnel d’impressions, manque peut-être parfois de corps[4]) : les difficultés qu’il a parfois avec l’écriture, les horaires de travail auxquels il s’astreint, la déception de ne parfois produire que médiocrité : on suit pas à pas l’avance de son roman L’Accident ; j’ai une expérience très modeste de ça avec la littérature ; mais si je pense à ma thèse, de ce point de vue, il n’y a pas vraiment de différence.

[1] C’est ignoble si c’est vrai, il est possible que mon revirement ne soit pas sans rapport non plus avec la réflexion de Broerec — un de ceux que je craignais qu’elle voie — qui m’a dit qu’il ne se rappelait pas « qu’elle était aussi bien » (il avait dû la voir une fois au Saguaro il y a un an). Depuis le temps où je courais après A. au lycée, je n’aurais donc pas changé. Misère…

[2] Une heure avant dans le hall, je me suis trouvé face à lui, mais je n’ai pas été sûr que ce soit lui ; et je suppose que lui aussi a dû se demander s’il ne m’avait pas déjà vu quelque part, parce que nous nous sommes fixés beaucoup plus longuement que ce n’est d’habitude permis. Mais aucun son n’est ensuite sorti de nos bouches.

[3] On pourrait éventuellement leur reprocher — mais est-ce un reproche ? — leur évident professionnalisme, même s’ils n’étaient pas tous très à l’aise sur la scène.

[4] Ce qui ne veut pas dire que mes propres notes en aient plus. Et moi, je ne pense qu’à ça, qu’elles soient publiées un jour…