Dimanche 29 novembre 1998, Nantes

Suite de la semaine, et sur le même ton. Hier soir, terminé à une rave dans un autre entrepôt abandonné à Chantenay, décevante : froid, musique trop ou pas assez rude — rien de commun avec l’expérience presque au-delà du réel du mois dernier. Antoine Doinel et moi n’y avons fait qu’une apparition. Une seule chose drôle, l’insistance avec laquelle des types de tout acabit s’approchaient discrètement pour demander si on ne voulait pas faire des « poteries ». Des « pe-tri » ; mais j’ai mis un certain temps à comprendre. Où l’euphémisme craintif gagne jusqu’aux zones les plus marginales (c’est du moins une interprétation possible). Six heures approchent, je sors de voir deux films, un de Hong-Kong agaçant et ennuyeux à part deux ou trois séquences éparses, Hold you tight de Stanley Kwan, puis Kaïrat d’Omirbaev, un Kazakh, dont les moyens sont, on l’imagine, sans commune mesure avec ceux du précédent. Mais le cinéma ne se juge pas à l’aune de sa ressemblance avec la télé, ni à celle de la virtuosité (et là, Kwan n’est pas sans efficacité, mais ça laisse quand même froid). J’en ai un peu marre ; ce que je ressens avant tout, peut-être à cause du froid perçant et de la nuit qui ne va pas tarder à tomber, ou à cause que j’ai été au cinéma sans personne, c’est la solitude. Je suis seul, tellement seul. Vraiment, je ne sais pas comment faire ; on dit que la rencontre n’est pas que le fruit du hasard (et là je sens que je me répète de façon mélodramatique) : je suis prêt à le croire. Mais alors pourquoi rien ne m’arrive-t-il ? Si jamais je n’étais pas prêt, pourquoi cela devrait-il tant m’obséder ? Je n’attends que de tomber amoureux, si ça ne vient pas, à part une question de mauvais hasard, je ne vois pas d’explication ; parce que rencontrer une fille, ça se fait, même si ce n’est pas toujours évident pour quelqu’un comme moi. Mais l’amour, non, ce n’est pas ça, je l’ai bien vu avec Sonia. Je sais ce que c’est que d’être amoureux, et ça n’a rien à voir avec la manière dont je suis avec elle (et si j’ai cette attitude avec elle, c’est que je ne peux pas en adopter une autre — sans que ce soit dès le départ un avis de défaite). Il y a plein de filles partout, et moi je suis seul, je ne sais pas ni où ni comment rencontrer celle avec qui ça pourrait coller… C’est dur. Et ça l’est peut-être encore plus dans les moments un peu exceptionnels comme cette semaine ; au début, être seul pour ça a plein d’avantages, on sort autant qu’on veut, pas de comptes à rendre, on boit autant qu’on veut, etc. Mais ça atteint vite ses limites, et là, on se retrouve encore plus nu. J’en ai vraiment marre. Je sais qu’être négatif, déprimé, c’est le meilleur moyen de repousser les gens, mais je commence à n’en plus pouvoir. Parce que ça fait quand même un moment que je ne suis plus trop déprimé. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, je suis dans le plus total embarras.

Samedi, j’ai passé la journée à dormir pour me remettre de la cuite de la veille, vernissage du festival photo-vidéo, longue conversation sur le sexe avec Broerec à l’atelier Alain Lebras (un des deux endroits où expose VidéOzone, celui qu’on a installé jeudi soir), en buvant la vodka qui n’avait pas été entamée la veille, puis avec Victoria au Saguaro, au milieu d’une nombreuse compagnie avinée et rigolarde — une bonne soirée de pochtron, comme je n’en fais plus si souvent. Ensuite au FRAC à cinq heures (l’autre pôle, où sont montrés les excellents japonais Iimura et Ogata), où un critique d’art qui a co-monté la programmation projetait quelques bandes, et où on a encore bu. Là-bas, discuté notamment avec Yoda. Tracé au cinéma, pour voir un vieux Hou Hsiao-hsien un peu inabouti (Les Garçons de Feng-kuei — en anglais All the youthful days, qui resitue le film dans une thématique très asiatique) avec Chepe et Antoine Doinel, puis seul Après la vie, de Kore-Eda, réalisateur japonais dont j’avais déjà vu un film il y a trois ans ; je pensais juste jeter un coup d’œil, et partir, parce que ce serait sans doute un peu casse-couille, mais c’était au contraire formidable ; un film avec la particularité que tous les personnages y sont morts — d’où le titre ; un de ceux qui sont trop riches et complexes pour être saisis d’un seul trait de plume. Qui parle du souvenir, du cinéma, et des relations humaines avec une grande sensibilité dans le cadre étrange d’un immense bâtiment délabré. Il faudrait en parler longuement, mais comme souvent, je n’en ai pas le courage à l’heure qu’il est.

 

Après avoir pas mal hésité, préféré ressortir, ne voyant pas ce que je gagnerais à rester là comme une endive ; allé voir La Rivière, de Tsai Ming-liang. Je pensais que ce serait seul, n’ayant passé que des coups de téléphone dans le vide (j’ai parfois l’impression que parmi mes amis, il n’y a que moi de vraiment intéressé par ce festival), et puis Antoine s’est pointé, et la place à ma droite était par hasard demeurée vide. Le réalisateur était là, ainsi que son acteur fétiche, qui tient le rôle principal dans celui-là ; il a expliqué en chinois que, de ses quatre ou cinq films (il est assez jeune, moins de quarante ans), c’était son préféré. Malgré la fatigue, je suis en effet resté accroché, c’est bien autre chose que le Stanley Kwan de cet après-midi, il y a une grosse intensité, un art de jouer avec l’éclairage, de faire durer le plan jusqu’au malaise, et qui finit presque par en faire naître au niveau de « réalité » autre et parfois imprévu (comme au début, quand Lee Kang-shen prend une douche interminable pour se débarrasser de la boue de la rivière dans laquelle il vient de tremper — pour jouer dans un film le rôle d’un cadavre). Mais c’est justement un film dur ; parce qu’on y voit le jeune personnage principal souffrir et grimacer de douleur presque d’un bout à l’autre (d’un mal de cou qui a l’air assez terrible), et parce que la thématique est éprouvante. Assez vite l’action se resserre sur les trois membres de la famille, le père, la mère, et le fils affligé de son énorme torticolis, et là, c’est le délitement le plus total. Les trois personnages sont quasi autistes, la mère a un amant et mate des vidéos pornos vautrée sur son lit, le (vieux) père va branler des jeunes mecs au sauna — jusqu’à des extrémités que je préfère de pas raconter. En plus l’appartement est inondé par un déluge ininterrompu d’eau qui vient de celui d’au-dessus. Comme souvent chez les réalisateurs de Taiwan ou Hong-Kong, de nombreuses séquences ou thématiques ont ce caractère bizarre d’être à la fois très symboliques (mais d’un symbolisme qui n’est pas toujours simple à décrypter) et ancrées dans la narration au même titre que tout le reste — par l’exemple ici l’omniprésence de l’eau qui envahit l’appartement : on sent une valeur sous-jacente très forte, mais c’est aussi un ressort narratif qui est utilisé de manière régulière. On retrouve d’ailleurs pas mal d’éléments qui étaient déjà présents dans Rebels of the Neon God, que réévalue à l’aune de celui-ci.