Ce soir, je suis allé voir Les Fleurs de Shanghaï de Hou Hsiao-hsien au Katorza avec Chepe (la première fois que je le revoyais depuis son retour des vacances ; et à nouveau, c’est lui qui m’a appelé…). Je craignais que ce soit chiant, y allant à cause de la rumeur critique[1] : je me trompais du tout au tout. C’est un film magnifique. Un des deux ou trois meilleurs que j’ai vu depuis un an, si ce n’est plus, beaucoup plus. J’ai déjà dit à peu près ça de Kanzo Sensei il y a quelques jours, mais je crois que celui-ci le dépasse — si on ajoute d’ailleurs à ces deux-là celui de Kore-Eda, cela fait un contingent asiatique plutôt exceptionnel pour cette année écoulée ; il en avait été de même la précédente. Le cinéma qui me fait vivre en ce moment vient nettement de cette partie de la planète.
Je m’attendais donc à somnoler, et dès la première séquence, avant le générique, scène de banquet arrosé filmée serrée, j’ai senti la plus intense des félicités m’envahir. Elle ne m’a pas quitté. Et ce ne sont pas les « événements » qui pourtant retiennent l’attention (quelques personnes d’ailleurs n’ont pas supporté et ont quitté la salle en cours ; je peux comprendre ; dommage, vraiment, qu’elles n’aient pas pu entrer. Moi, j’y étais, avec les personnages). C’est en un sens un film extrêmement théorique, et très formel : il est tourné uniquement en intérieurs, et comme l’action se déroule en 1884 et qu’à l’époque, on s’éclairait à la lampe à pétrole, il y fait sombre (mais les tons ocres, du jaune d’or au rouge, sont d’une grande beauté) — l’intéressant est que la lumière fait cercle, en doux halo, autour des personnages, et qu’elle se déplace avec eux : l’attention en est donc, quoique chaque parcelle de l’image regorge de cette perfection esthétique, centrée d’autant plus sur l’humain, dont l’immobilité sage ou énigmatique, comme les rires ou les moindres tressaillements, sont perçus. Il en ressort une impression de grande lenteur, peut-être liée à ce que toutes les scènes (si ma mémoire ne me trompe pas) sont tournées en plan-séquence, chacune séparée de la suivante par un fondu au noir — éventuellement un carton écrit en rouge qui indique qu’on change de lieu, puisqu’aucun déplacement n’est montré. Comme je l’ai dit, les cadrages sont aussi la plupart du temps serrés sur les personnages, qu’on ne voit pour ainsi dire jamais en pied (sauf une fois, où l’on peut remarquer que la femme a des vrais pieds riquiquis de Chinoise d’époque — artifice de costume qui peut aussi faire comprendre pourquoi on ne les voit pas plus souvent). Tout ceci rend explicite l’enfermement, ou les enfermements, sur lesquels repose l’histoire : il se déroule uniquement dans quelques maisons closes, les enclaves, où vivent les courtisanes, les fleurs de Shanghai, femmes enfermées dans leur rôle ou fonction, et préparées pour ça depuis leur plus jeune âge, dans un univers où elles n’ont de signes du monde extérieur que par leurs clients et protecteurs (qui eux-mêmes viennent d’abord pour échapper à sa pesanteur confucéenne) ; ces maisons sont elles-mêmes encloses dans le territoire des légations étrangères, sans pour autant qu’on puisse percevoir une seule fois cette domination étrangère à laquelle la Chine « éternelle », comme on dit, résiste ainsi pour quelques décennies encore. Et quand il y a un problème à régler, on convoque toujours un tiers, à qui on fait s’adresser une servante, qui expose alors les doléances de sa maîtresse : les deux protagonistes sont présents, mais jamais n’interviennent, fermés comme statues. Enfermements qui s’emboîtent les uns dans les autres, pourrait-on dire ; et dont une des trois belles courtisanes que l’on suit, Émeraude, se détache en rachetant sa liberté à sa patronne — pour aller où ensuite ? c’est une autre question, ainsi que le montre la pauvre tentative de suicide d’une jeunette lorsqu’elle comprend qu’elle ne sera jamais la première épouse de son client attitré, malgré ce qu’il lui avait promis (la différence de condition sociale l’interdit). Mais cette force, cette détermination, qu’elle dégage dans ces opérations est le plus admirable de l’affaire.
On n’est d’ailleurs nullement triste dans ces maisons, Hou Hsiao-hsien ne cherche jamais à faire passer cette idée, et les personnages ne sont pas non plus jugés ; ils sont au contraire montrés dans toute la richesse d’une humanité qui les grandit dès leur première apparition à l’écran. Il y a bien sûr Rubis, et M. Wang, son amant, qui se déchirent d’amour et de jalousie jusqu’au point de non-retour (et là, quelques moments qui, sans se départir de la plus entière suggestion, répandent des sentiments brûlants) ; Perle, qui accepte avec une lassitude résignée les responsabilités qui lui incombent, d’être la fille de la patronne ; les chamailleries : c’est l’envers du décor — un autre éclairage plutôt. Aucun misérabilisme. Et on n’oublie pas que ce sont des maisons de plaisir : on y boit énormément, on y fume (de l’opium, ou du tabac dans d’étroites pipes à eau de métal), grignote sans arrêt, on y joue, s’amuse, et rit à gorge déployée[2]. Et c’est peut-être ce qui, dès le début du film, emporte l’adhésion. Nulle furie non plus, et les mouvements de la caméra sont empreints d’une douceur qui enrobe comme dans du coton les moments les plus grands éclats des personnages.
La structure du film est elle-même essentiellement répétitive, presque lancinante. Il s’ouvre par une séquence de banquet, centrée sur un jeu qui ressemble au « pierre, caillou, ciseau » des Japonais, pour autant que j’ai bien saisi, à l’issue duquel il faut boire (c’est même sans doute la phrase la plus souvent lancée de tout le film : « Tout le monde boit », le plus souvent par le vieux M. Zhu, rigolard), séquence qui se répétera presque à l’identique de nombreuses fois ensuite, comme des ponctuations[3] entre les séquences plus intimes où l’on navigue de maison en maison, pour des moments de la vie des courtisanes, dont beaucoup avec leur protecteur, client habituel qui les entretient, paie leur dettes (c’est important), et parfois même, reste le seul qu’elles ont, comme Rubis avec M. Wang. Toujours les mêmes scènes, entre lesquelles interviennent de petites variations et évolutions qui forment la substance du récit : il s’agit donc d’une construction bien plus élaborée que ne pourrait le laisser penser cette impression d’assister à des fragments de vie sans lien les uns avec les autres. Au-delà, on peut y voir la description, avec les trois courtisanes, Perle, Rubis et Émeraude, de trois types humains bien distincts, trois façons de réagir face à ce que procure l’existence — et ce n’est pas le moins convaincant du film à mon avis.
[1] De la plupart des réalisateurs de Taiwan et Hong-Kong que je connais, malgré les louanges qu’on lui adresse, Hou Hsiao-hsien est un de ceux qui m’avaient le moins marqués pour le moment. Ceux de ses films que j’avais vus jusqu’ici m’avaient paru un peu ennuyeux — ce qui revient peut-être à dire « difficiles » — (Le Maître de marionnettes), ou moins directement convaincants que ceux de Wong Kar-wai, Lin Chen-sheng ou Edward Yang (Les Garçons de Feng-kuei, Googbye South, goodbye).
[2] Je parle des hommes ; les femmes — peut-être est-ce l’étiquette — demeurent réservées.
[3] Dans lesquelles c’est le point de vue des hommes qui est mis en avant.
Le Pavillon d’or de Yukio Mishima. Enfin terminé. Un très beau livre (certaines pages approchent de la perfection). Très japonais. Et peut-être d’autant plus intéressant qu’on y sent souvent le travail de l’écriture. J’ai pourtant eu du mal à finir, je n’en lisais que quelques pages par jour. Ces derniers temps, j’ai du mal à lire. L’amusant est que c’est un livre que j’ai depuis des années dans ma bibliothèque sans avoir avant jamais eu envie d’y toucher ; Stéphanie l’avait emprunté à une connaissance lorsqu’elle était à la fac, et ne lui avait jamais rendu. J’en ai hérité par hasard quand elle est partie. Stéphanie (ceci n’a rien à voir) à qui j’aurais bien parlé le 31, puisqu’elle était bien là : mais elle m’a fui avec obstination. Non qu’elle m’ait plu ; j’aurais simplement bien aimé lui parler. Sans trop savoir même ce que je lui aurais dit. À la limite (et ça m’a réjoui), son copain, qui était là lui aussi, m’a fait bien meilleure impression. Mais je n’ai pu échanger que quelques paroles avinées avec lui ; sans doute l’avait-elle averti de mon état précédent, et ne voulait-il pas non plus trop lier conversation ; dommage, on aurait peut-être pu s’entendre.