Dimanche 31 janvier 1999, Nantes

Ce soir, vu Festen de Thomas Vinterberg, avec Chepe et Joris[1], le premier film du Dogme 95 de Lars von Trier et son groupe. J’hésitais à y aller, malgré tout le bien qu’on en a dit, et je repoussais ; à force de trop entendre parler des films, je ne sais pas pourquoi, il me vient toujours des craintes — pas du snobisme, du moins pas dans ce cas, mais une vague démotivation. Ça c’était produit avec La Vie rêvée des anges, qui a partout été considéré comme le meilleur film français de l’année, et qui est certainement très bien : mais que je ne suis toujours pas allé voir. Le fait que je sache ces films plutôt durs joue aussi ; malgré ma fascination pour le cinéma, je ne suis pas tant porté sur les choses pesantes ; il faut se sentir dans l’état d’esprit. Aller voir un film, même et surtout lorsqu’on aime vraiment ça, il ne faut pas le prendre à la légère et finir par y aller de façon mécanique. Et là, oui, c’était dur. Mon cœur battait avant que l’orage n’éclate (surtout au début, avant le premier discours de Christian pendant le repas) ; mais quelle claque ! On voit peu de films aussi forts. Tendus de bout en bout ; et très intelligent avec ça. Rien à voir, mais je n’ai pu m’empêcher de penser par moments à Funny games, peut-être pour la manière dont le réalisateur entretient la tension, ou pour celle dont les acteurs habitent magistralement des rôles qui ne sont pas faciles ; des personnages qui ont une telle densité qu’ils ne cessent jamais d’exister malgré le saucissonnage du montage, son caractère éclaté – a fait justement remarquer Joris. Évidemment, pour ce qui est de la violence, elle n’y est pas du tout gratuite, contrairement au film de Hanecke – mais la façon dont les personnages réagissent est tout de même bizarre ; on pourrait penser qu’ils vont tous fuir, devant le malaise incommensurable crée par les révélations du fils aîné, Christian, sur le père, mais non, ils restent, s’efforcent au mieux de faire comme si de rien n’était, d’étouffer, encore étouffer le scandale ; ils jouent hypocritement encore et encore le rôle de la famille unie et saine. Le film ne vire pas au psychodrame hystérique. Mais là, à chaud, ça me laisse une impression étrange. D’autant plus qu’étrange, le climat l’est en entier, crée par l’utilisation exclusive de l’image vidéo sans éclairage artificiel (ou presque sans, ou encore fait pour en donner l’impression, je ne suis pas assez connaisseur pour le dire) ; c’est si loin de ce dont on est habitué au cinéma, que ça a un effet déréalisant plus qu’autre chose, surtout que les cadrages sont souvent acrobatiques, l’image granuleuse (dès que la luminosité baisse) ou floue, et que les objectifs utilisés écrasent souvent les personnages, comme dans les multiples gros plans du visage crispé et énigmatique de Christian à table, qu’on imagine pris de très loin. Mais c’est de ce point de vue assez magistral ; il y a une science magnifique du montage qui crève les yeux, mais même les images en elles-mêmes, je les ai trouvées très belles (montage, ça me fait penser à ce que Clément me raconte dans sa dernière lettre, que son copain Martial a été révolté par Les Fleurs de Shanghai à cause des plans séquences coupés par des fondus au noir, que c’était « un refus du cinéma par refus du montage »… tsssss, comment peut-on dire de telles bêtises ? Il m’avait pourtant semblé bien cet été au mariage, ce Martial, « Ginger » comme Clément l’appelle). Les images, ce n’est pas comme si elles étaient minutieusement travaillées par le chef op en collaboration avec l’éclairagiste, mais elles ont néanmoins une grande qualité plastique ; peut-être parce qu’elles existent fortement en tant qu’images, qu’elles ne s’effacent pas pour mettre en valeur ce qu’elles montrent. Il y a en tout cas une dialectique très forte entre un récit très impliquant, dérangeant pour le spectateur, et une manière de le mettre en scène, de le filmer, qui se montre constamment comme telle de façon explicite, ne se laisse jamais oublier. Je ne comprends vraiment pas certains critiques qui ont comparé ça aux films de camescope d’un amateur ; c’est une remarque d’une idiotie totale.

Des moments qui frisent le fantastique et qui ne sont pas les plus mauvais — à propos de la sœur qui s’est suicidée l’année d’avant ; une belle scène dans la salle de bain de son ancienne chambre (au sein de toute une séquence en montage alterné de trois récits, très rapide, inquiétante, tout à fait emballante), et surtout une scène de rêve dans le noir, éclairée par des éclairs de briquet, du niveau du meilleur Lynch — c’est d’ailleurs un des tournants du film, puisque la seule où l’on voie la sœur morte, comme revenue du pays des morts (les autres fois, elle n’est présente que dans la parole des autres, qui en disent bien ce qu’ils veulent) ; elle vient parler à son frère Christian, et le ramène en quelque sorte à la vie ; elle lui fait choisir la vie — ce qui passe par accepter enfin les avances insistantes de la jeune Pia, qu’il avait repoussées jusque-là de façon à la fois ferme et indifférente (évidemment, lorsqu’on vient à l’anniversaire de son père pour y révéler à toute la famille qu’il vous a violé lors de votre enfance, on ne doit pas trop penser à la gaudriole ; mais je pensais aussi qu’il était homosexuel. Je me trompais, même si l’intrigue sentimentale qui s’esquisse est plus banale. Malgré sa violence, c’est de toute façon un film optimiste ; il choisit la possibilité d’une relation épanouie pour ce personnage qui en a bien bavé – même si c’est de se débarrasser du poids du secret qui le libère ; il choisit la famille à la fin[2], malgré ce qui a été déchaîné).

Autre chose de très bon, et qui renouvelle un gimmick classique du théâtre le plus traditionnel, la partition des personnages en deux classes, les maîtres de maison/le personnel, chacune possédant son domaine (la cuisine, lieu labyrinthique et orangé, ou bien les salons et la salle à manger), et le rôle à la fois de commentateur et d’agent de la résolution qu’ont les « petits », qui n’ignorent rien des turpitudes des « puissants » –notamment Kim le cuisinier qui boit sec, sorte d’ordonnateur du spectacle des révélations, et soutien nécessaire et actif du fils qui a le courage de les faire.

[1] On a bien failli ne pas y aller : une fois arrivé devant le cinéma, Joris m’apprend que pour entrer, il faut avoir un coupon découpé dans Télérama, ce que je ne savais pas (pour ne payer la place que 20 F ; sinon Joris trouvait que c’était trop cher — et en effet, comme il n’a plus de carte d’étudiant, la plupart du temps, ça lui fait plein pot, 45 F, et c’est cher pour ses moyens ; enfin il pourrait faire ce genre de dépenses de temps en temps, mais quand il a de l’argent, il préfère le garder pour autre chose, acheter du matériel pour ses films, par exemple). S’il n’y avait pas eu le sens de l’initiative de Chepe, qui nous fait bien défaut, on n’y serait pas allés ; lui avait le coupon, valable pour acheter deux places, et il voulait la faire au bluff pour moi (ce que je n’aurais jamais osé) : mais une fois à la caisse, entendant notre problème, une fille devant nous, qui avait déjà ses tickets, m’a donné son propre coupon, et la caissière n’a pas bronché. Je me suis senti con de mon incapacité tout de même.

[2] Sans le père tout de même.