Lundi 1er février

Il y a un moment (en fait des années) qu’on parle de créer des petites sociétés à but vaguement artistique entre nous, pour monter des projets divers et (a)variés ; évidemment — et c’est le propre de ce genre d’idées — ça en reste immanquablement au stade de la discussion enflammée (en fait, moi qui suis très enthousiaste pour ces choses-là, je me mets ensuite vite en retrait ; sans vraiment le vouloir, j’ai du mal à me faire aux groupes, je suis soit individualiste, soit feignant invétéré)[1]. Joris, qui avait ranimé la braise ces derniers temps, a contribué à la maintenir ce soir, en nous conviant à une projection chez lui de La Nuit du chasseur, le fameux film de Charles Laughton, que je n’avais jamais vu encore. Avec lumières expressionnistes et un Robert Mitchum salaud jusqu’au bout des doigts. C’est un petit début, mais il a prévu de faire des séances régulières pour montrer des grands classiques qu’on a peu l’occasion de voir, ou de ses films favoris ; normalement Loïc devrait faire la même chose avec quelques œuvres importantes de la musique classique et contemporaine — mais il faudra encore attendre ; et peut-être l’expérience tournera-t-elle court assez vite. L’idéal serait de faire ça de façon sérieuse, avec une petite présentation photocopiée, et un échange critique à la fin. Je pourrais proposer des textes, des nouvelles, pour faire découvrir, mais c’est plus difficile ; je l’avais fait lorsque Stéphanie et moi habitions vers le pont de la Motte Rouge, mais ça avait vite cessé d’intéresser les gens, malgré la qualité de ce que je choisissais (Borges, Brautigan, Calvino, Dazai…) — et ça n’avait ni n’aurait un quelconque caractère encyclopédique ; alors à quoi bon se faire le prosélyte de ses goûts ? Il ne faut pas forcément y aller de son petit couplet.

Ce n’est pas étonnant que l’idée soit venue de Joris, bouillonnant depuis un moment ; il réactive également son idée ancienne de faire venir à Nantes des films des Straub : pari osé. Enfin je trouve ça très bien ; il trouve en lui des ressources que je n’aurais pas soupçonnées (et qu’en tout cas je n’aurais pas, moi). Peut-être parce qu’il a trouvé sa voie. Il n’est pas le seul ; Fabien Delplat, l’ex-Bad Wound instituteur et peintre-musicien a formé lui aussi une association avec quelques copains pour monter des projets artistiques, des expositions, etc. C’est Mathieux qui m’en a parlé ; l’idée est à soutenir, mais je sais que comme lui, je n’aurai pas de temps à y consacrer en ce moment. Et puis, par certains aspects, je suis circonspect : encore faut-il qu’il y ait de la substance. C’est la lecture de Buren qui me rend méfiant — c’est ma découverte de la semaine : Gagnepain l’avait invité jeudi dernier à venir parler de son travail, de sa manière de concevoir les choses, et il a été très bien ; passionnant (l’amphi était plein d’étudiants d’arts plastiques évidemment, qu’on ne reverra jamais plus ; c’est d’autant plus malheureux que c’était surtout des étudiantes). J’ai acheté à la fin le gros bouquin d’entretiens qu’il a publié il y a quelques mois, et je vais de révélation en révélation. À peu près tout ce qu’il dit m’ouvre des portes immenses (et pas seulement sur son travail – que je comprends enfin). Son analyse est étonnamment proche de celle que fait de l’outil l’anthropologie clinique. Comme quoi nous ne sommes pas si révolutionnaires que ça, il y a comme un petit air du temps qui se précise[2].

[1] Enfin on l’a un peu fait il y a dix ans — mais c’était vraiment de la dînette.

[2] J’ai peine à m’associer à ce nous cela dit ; je me sens si ignorant, si coincé dans une question de cursus universitaire qui annihile la réflexion…