Terminé La Farce des damnés d’António Lobo Antunes. Pfffiouuu ! Un très grand livre. Une parfaite maîtrise — c’est-à-dire ici une maîtrise qui sait laisser tout déborder à n’en plus finir – tout en le tenant. Du grand art, quoi. Un peu moins radical que Le Retour des caravelles (postérieur de quelques années), que j’avais acheté à Coïmbra en portugais pour essayer de m’y mettre mais racheté ensuite en français : parce que les personnages y ont, me semble-t-il une identité plus stable. On passe parfois dans la même phrase d’un narrateur à un autre, mais les repères sont plus aisés à prendre ; et dans les parties qui ont un seul narrateur, même si elle est multiplement définie par la pluralité intriquée de la narration, les glissements de cette identité sont plus métaphoriques — le grand-père qui vit ses derniers instants et le taureau dans l’arène improvisée du village de Monsaraz, Nuno et Edward G. Robinson ; ils y sont plus directs, moins liés simplement à des analogies de situation entre les personnages (comme c’était le cas dans Le Retour des caravelles, où un parallèle était établi, plutôt contrastivement d’ailleurs, entre les expatriés en Afrique revenus misérables après la perte des colonies, et les grandes figures des aventuriers du passé (à moins qu’ils ne soient en fait pas si fringants) ; les siècles étaient avalés dans un immense vertige, et on finissait par ne plus trop savoir ni où ni quand on était — formidable réussite d’écriture, mais d’une lecture pas évidente). Lorsque Nuno se prend pour l’acteur américain, c’est qu’il a mis une cassette vidéo d’un de ses films dans son cabinet de dentiste à Lisbonne. Même si ça a aussi des conséquences dans la substance du récit : a-t-il vraiment un revolver sur lui ? (la séquence du chauffeur de taxi), fume-t-il lui aussi le cigare ? Par ailleurs, le portrait de la famille qui se déchire est encore bien pire que dans Festen, même si celle du film est raciste et bien con, au-delà du père criminel et de la mère qui l’a couvert[1], odieuse dans son impeccable respectabilité. Parce qu’il n’en reste rien, là où celle de Christian réussit plus ou moins à se retrouver, ébranlée mais vivante ; et si comme là, il y a les bourreaux et les victimes, les victimes que fait vivre Lobo Antunes n’ont aucune chance de s’en tirer, elles sont tarées dès le départ, la mère étouffée ; celle qui a fui, pour continuer au loin une vie qui n’en est pas moins misérable ; le beau-fils dentiste aigri et désabusé jusqu’à la moelle ; et deux enfants au moins arriérés mentaux — qui ne sont sans doute même pas de leur père officiel. Dans Festen, elles s’en tirent à bon compte (sauf la sœur qui a mis fin à ses jours, évidemment), la révélation de l’inceste du père servant d’exorcisme psychanalytique[2].
Avec Le Fleuve d’or de Paulo Rocha, que j’ai vu avec Chepe il y a quelques semaines, avec aussi le film de Paulo Costa sorti l’an dernier, avec ces romans, le Portugal semble vraiment le pays de la truculence triste, de la théâtralité tragique de l’existence. Partout le destin est sournoisement à pied d’œuvre ; il étend sa malédiction depuis le passé lointain, depuis la terre qui fait le pays elle-même. Le Fleuve d’or faisait penser par moments à la tragédie grecque ; ou au kabuki. C’est assez bizarre de trouver une telle cohérence — exprimée aussi peut-être par le fado célèbre, mais que je ne connais pas[3]. Cela vient-il du sentiment d’un échec historique qui a forcé le pays à se replier sur lui-même ? Difficile de le savoir avec mon peu de connaissances. Mais on n’y sent pas l’indécrottable optimisme français, par exemple, œuvre plus ou moins lointaine des Lumières – on ne peut même pas en parler en ces termes, en fait. Il faut bien faire avec ce terrible déterminisme qui est là, sous chaque pierre, dans chaque tête et dans chaque corps.
[1] Pourquoi est-elle d’ailleurs exonérée de son silence à la fin ?
[2] Une fille avec qui je travaille m’a raconté que lorsqu’un de ses amis est allé voir le film, il a assisté à cette scène étrange : au milieu du film, quelqu’un dans la salle, assis plusieurs rangées devant lui, s’est soudain levé en hurlant « Mais qu’est-ce que c’est que cette connerie, c’est lamentable de faire un film pareil, c’est odieux ! » et avant de sortir, s’est brusquement retourné vers son voisin et lui a asséné une violente gifle. Le public est resté interloqué, pendant qu’on entendait le type continuer de vociférer à l’extérieur dans le couloir, donnant des coups de pied dans tout ce qu’il était possible de renverser ; il a fallu l’intervention des gens du cinéma (et il se débattait comme un beau diable) pour le foutre dehors. Il devait avoir lui aussi des secrets de famille cachés. Comme quoi le cinéma peut servir de catharsis comme le théâtre selon Aristote ; j’aurais hésité à lui donner un pouvoir aussi direct.
[3] On pourrait mettre Madredeus dans le lot, mais leur inspiration semble parfois plus « légère », frisant le New Age, malgré la qualité de nombre de leurs morceaux. Par ailleurs, je suppose que de nombreux artistes ou courants de pensée ne se rattachent pas à cette tendance, et qu’ils riraient de me lire.
