Une bonne soirée de boisson, très in girum imus nocte, à rire fort de conneries, se moquer à voix haute, jauger les culs qui passaient à portée, accoudés au bar du Saguaro. Le genre de soirée dont on peut avoir un peu honte ensuite. Les propos tenus, leur manque de mesure — considérer les filles comme de la chair, en plus (mais est-ce une circonstance aggravante ?) quand on serait incapable d’assumer une telle attitude et qu’on la récuserait en toute autre circonstance. Et que par là-dessus on est nul avec les filles, ce qui ne rend pas les propos moins minables. Pour ma part c’est même la raison majeure pour engendrer ce genre d’attitude : une sorte de dépit ridicule, en somme. Ermold a longuement cherché à me persuader de l’opportunité de me « marier » avec son ex qu’on avait rencontré au Flesselles la semaine dernière, après avoir rappelé, le sourire en coin, qu’il avait bien remarqué que j’avais fait « mon petit séducteur » avec elle (je me méfierai maintenant des sollicitudes ambigües de ce genre, avec Sarah, ça n’a pas donné grand-chose de terrible[1] ; surtout venant d’Ermold, dont on sait le double-fond). Finalement, d’ailleurs, il a trouvé que j’avais été gonflé de parler d’elle dans les termes où je l’ai fait en présence de Marie-Charlotte (« J’en ai entendu parler pendant des heures ! »), jalouse comme une pie. Ça m’a fait assez plaisir. J’étais content de n’avoir pas appelé Broerec, la conversation aurait tourné encore plus autour des filles, et au bout d’un moment, c’est pénible ; si c’est pour lui un sujet naturel, moi, il faut trop que je me force, je manque de faits d’armes à raconter, et n’ai pas non plus vraiment le désir d’en avoir (j’en aurais plus sinon, j’espère). Je l’aime bien ; mais par moments, il me fatigue. Il est très différent de moi, et cette différence, je ne sais pas toujours m’en dépêtrer ; j’ai tendance à la mettre en avant, ce qui fait que je suis toujours étonné lorsque je me rends compte qu’il me ressemble par d’autres traits. Je crois que je ne lui fais pas justice, c’est un peu dégueulasse (il va finir par m’en vouloir de si peu l’appeler, et ce soir de refuser de sortir boire quelques coups. Mais reboire des bières, refumer, je n’en ai pas du tout envie. Même si le soir s’approche avec son cortège d’ennui médiocre[2]). Joris, lui, n’est pas resté longtemps après la fin du vernissage, il n’a même pas fini sa bière au Flesselles. Il avait « des coups de téléphone urgents à passer », mais surtout, ce genre d’ambiance ne le fait pas du tout triper ; il n’apprécie pas tellement Ermold — ce qui ne m’étonne guère. Il doit même regretter que je l’apprécie moi, et estimer mauvaises les raisons que je pourrais alléguer. Ils sont dans deux mondes trop différents ; moi, je navigue un peu dans les deux (mais soyons honnête : celui de Joris me correspond plus, et j’y retournerai de façon plus entière un jour ou l’autre).
Comme il fallait s’y attendre, cette soirée, aujourd’hui, je la paie. Il est pour ainsi dire sept heures du soir, et à part écrire ces quelques lignes, je n’ai rien fait ; je me traîne comme une merde. Levé tard, vraiment sans envie, mal à la tête jusque dans le bureau du docteur Moreau, bouffé n’importe quoi, avalé des litres de thé (que je préfère au café ces dernières semaines), encore sieste après le repas, trop agitée, sueurs dans le dos, je me suis masturbé deux fois sans envie, parcouru les Inrocks d’un œil morne, etc. et je n’ai rien fait de ce que j’avais prévu, travailler un petit texte de présentation du film de Joris, revoir mes pages d’ergologie et aller en soumettre un exemplaire à Yoda[3], faire des photocopies de Gagnepain pour Sandy (écouté en revanche presque en entier, et avec attention, le premier album des Tindersticks, qui demeure un chef d’œuvre ; il n’y a rien à redire dedans. J’ai essayé de retrouver les quelques mesures que Xavier considère comme le sommet du disque, mais je n’ai pas réussi, je ne m’en souviens plus. C’est tout de même faire quelque chose : même si j’ai tendance à considérer l’écoute d’un disque sans rien faire d’autre comme une perte de temps[4]). L’inaltérable routine. Inaltérable ? Il faudrait pourtant que ça ne le soit pas. Que je lève ce blocage qui me fait dormir toute la journée, m’éloigne de ma propre vie de façon de plus en plus irrémédiable, ça c’est sûr. Le temps presse. Mais comment donner au kaléidoscope une forme enfin claire ? Quand le saurai-je ? Merde. Putain merde. Mes couilles. Mes couilles. Mes couilles. Mes couilles. Saloperie merde. Chié.
[1] L’ex en question (je pourrais écrire son nom, mais ça m’ennuie d’accumuler des noms qui ne servent finalement à rien, qui donnent le sentiment à la lecture d’une importance que ceux qui les portent n’ont pas dans le récit ; j’emploie ex par défaut. Je n’aime pas le mot, peut-être parce qu’il est trop connoté époque actuelle, ou parce que je ne l’emploie pas volontiers moi-même — je n’ai d’ailleurs pas eu tellement d’ex, je ne définis pas les gens comme ça ; mais c’est un de ceux qui traînent beaucoup sur les lèvres), l’ex en question, donc, est certainement plus intéressante que la dite Sarah, qui n’avait pas grand-chose dans la tête ; elle partage par ailleurs avec elle un physique très à mon goût, et un sourire enjôleur (dans les bons jours). « Si ça avait marché sexuellement, je crois que je l’aurais gardée. Elle était vraiment bien, cette fille ».
[2] Il faut trouver quelque chose à faire, quelque chose qui ne soit pas le premier divertissement facile venu, plaisir de peu de poids, qui divertit (dévertit) d’un vrai but qu’on est ainsi sûr de ne pas atteindre. Lieu commun d’une morale commune, mais que je dois me rappeler tous les jours. Aucune envie de prendre la succession d’un Adalard dont la vie ne me fait plus du tout fantasmer ; et ma résistance, physique comme psychologique, est très faible. Adalard qu’on ne voit d’ailleurs plus guère. A-t-il entrepris quelque chose, ou s’endort-il devant la télé pour la fin de ses jours ? Je téléphonerai peut-être tout de même à Broerec, tout à l’heure, quoique je ne me sente guère de forces pour ça : on peut retourner la formule, s’épargner un maigre plaisir maintenant pour un plus intense ailleurs ou plus tard, ça peut être aussi passer au-dessus de mon envie de rester chez moi ce soir, sortir prendre un verre ou deux, pour ne pas, plus tard, manquer de l’amitié de Broerec, que je ne voudrais pas voir en venir à me détester, à penser que je suis bien trop négligeant.
[3] Une autre chose m’a fait repousser cette idée dès hier soir : il n’a pas le moral, parce que son chien vient de mourir empoisonné. C’était un bon compagnon. Mais c’est de ma part un nouvel évitement.
[4] C’est idiot, on ne fait bien qu’une seule chose à la fois — du moins c’est mon cas. Là, par exemple, j’écris sans fond sonore d’aucune sorte, si ce n’est l’inextinguible rumeur gris-rose de la ville (dont je pourrais me passer jusqu’à un certain point). J’aime beaucoup la musique, mais à bien regarder les choses, j’en écoute en fait assez peu. Il peut se passer un jour entier sans que je mette un disque.