Le véritable ennemi du chat d’appartement, c’est l’aspirateur.
Je n’aurai strictement rien fait de la journée cette fois-ci. J’ai été d’une mollesse phénoménale.
Que penser, finalement, du film de Raul Ruiz ? pas simple. J’ai lu depuis pas mal d’interviews de lui, et les explications qu’il donne de sa manière de « traduire » Proust dans son propre univers cinématographique sont convaincantes, et le restent même lorsqu’on a vu le film ; mais je ferais volontiers un parallèle avec un autre film qui n’a strictement rien à voir : Funny games de Michael Hanecke. De la même manière, les propos théoriques du réalisateur, lorsqu’on les lisait, étaient intéressants et très charpentés, de la même manière en un sens, il avait trouvé des solutions originales et intenses pour les transposer dans son film, mais de la même manière aussi on avait pourtant l’impression que le but visé était raté. Plus je pense au Temps retrouvé, plus je trouve ça intelligent. Mais je ne parviens toujours pas à être pénétré de la substance du film, qui reste à trop grande distance : comme un bel objet intellectuel, d’une certaine façon. Qui rate donc son but pour moi. Je sens bien, là, que je vais avoir de la difficulté à me justifier. Tant pis ; j’essaie de donner un raisonnement en marche, et qui vise tout autant à le préciser (je ne sais pas si j’y parviendrai). J’ai l’impression que le résultat manque d’autonomie. Je ne connais pas la filmographie de Ruiz, je n’ai vu que Trois Vies et une seule mort, avec Marcello Mastroianni, que j’ai eu du mal à appréhender, et le dernier avant Le Temps retrouvé, Jessie, qui m’a semblé, déjà, intelligent, mais complètement raté[1] (je l’ai vu à Montréal l’été dernier) : peut-être que tout simplement, ce n’est pas fait pour moi en ce moment, vus mon histoire personnelle en la matière et mes goûts. Mais ça m’intéresse néanmoins. Notamment le côté fantastique mental, très argentin — quoique Ruiz soit Chilien[2]. Dans Le Temps retrouvé, cela s’applique par exemple à la façon dont sont traitées les continuelles imbrications temporelles du récit proustien : on passe à l’intérieur même d’un plan, pour ainsi dire insensiblement, d’une époque à une autre ; par une porte ouverte, lorsque la caméra passe devant une colonne qui sépare la pièce en deux… c’est très ingénieux (et d’où une caméra très mouvante) ; on ne sait parfois pas très bien quand on est. Le problème étant, à mon avis, que ça conduit à une trop grande atomisation du récit : qui lui fait beaucoup perdre en âme. Je n’aime pas trop non plus les ruizeries telles que les surimpressions d’images, ou le fait que des statues s’interposent régulièrement entre l’écran et la scène (dans un éclairage en général très coloré) — même si je reconnais la qualité de leur artificialité, de leur construction. Là encore, c’est une tentative estimable de cinéma « mental », qui rompt avec la vision extérieure classique[3]. Mais c’est trop un exercice de virtuosité. Sans chair. Enfin disons que, je le répète, je n’ai rien ressenti en moi de fort comme j’ai pu souvent le ressentir à la lecture de La Recherche du temps perdu. À sa manière, Proust touche à ce qui constitue l’humanité la plus profonde (à sa manière, c’est-à-dire, par le biais de ses thèmes de prédilection), bien au-delà de son immense intérêt stylistique, en tant qu’écriture, construction artistique savante. La scène dans le bordel de Jupien, la matinée chez la princesse de Guermantes, on y est ; de même lorsqu’il marche sur les pavés inégaux de la cour ; de même encore, pour élargir, on partage avec Swann ses tourments à propos d’Odette, et on est à Balbec, dans la promenade bordée d’aubépines en fleurs, ou lorsqu’il évoque le petit pan de mur jaune pour lequel va mourir Bergotte. Là, non. On est dans son fauteuil au cinéma. Et on s’ennuie ferme tout en se disant que c’est très malin. On assiste à un spectacle auquel Ruiz ne réussit pas à faire participer. Or c’est bien à mon sens le signe d’un œuvre d’art qui fonctionne, lorsqu’on est touché — y être ne signifie pas s’investir sans distance, le jeu de la distanciation, notamment par les traits stylistiques, entre en ligne de compte tout autant que la situation en elle-même (on pourrait dire que c’est une sorte de processus dialectique entre les deux, mais ça ferait pédant).
Le parti pris de faire jouer par les mêmes acteurs, non vieillis par maquillage, les personnages que le Narrateur ne reconnaît pas à la matinée de la princesse de Guermantes, lorsqu’il revient après des années passées loin de Paris en maison de santé, est intéressant, mais lorsqu’apparaissent fugitivement à leur place des personnes âgées, on met du temps à comprendre ce qui se passe, ce n’est guère efficace — d’autant plus que d’autres, comme Morel, sont joués à tous les plans par le même acteur, juste un peu grossi et les cheveux tirés en arrière. Là, le passage des années n’est pas montré de façon adéquate à mon sens. Le jeu entre la permanence et le changement n’est pas bien mené. La chronologie n’a jamais été quelque chose d’aisé à saisir chez Proust, mais je trouve que ce principe pose là tout de même quelques problèmes : par exemple, toujours, lorsque Robert de Saint-Loup est identique à lui-même (c’est-à-dire paraissant la quarantaine) alors que le Narrateur est un jeune homme. Il n’y a pourtant pas tant de différence d’âge entre eux (et d’ailleurs, dans les scènes de l’époque de la guerre, elle est estompée). Comme pour le Narrateur et pour Gilberte gamine, aurait-il fallu plusieurs comédiens pour jouer le même rôle selon les époques ? Non, on s’y serait encore perdu plus. Mais le parti choisi me semble bâtard. Peut-être vaut-il mieux n’avoir pas lu le livre pour entrer dans le film… mais je crois plutôt qu’on doit y être largué (ce qui peut être un plaisir, celui de ne saisir que de manière diffuse : c’est un peu ce qui se produit avec Lost Highway de Lynch, dans les romans d’António Lobo Antunes, ou dans le dernier film d’Alexei Guerman – à ce qu’on en a dit, je ne l’ai pas vu).
D’avoir lu crée en revanche forcément un décalage entre les comédiens choisis pour les rôles et l’image qu’on s’était faite des personnages : c’est cliché comme réflexion, mais c’est une des choses qui m’ont intéressées, à voir le film. Certains, qu’on n’aurait pas imaginé là où ils sont, sont très bien, comme John Malkovitch en baron de Charlus, ou Emmanuelle Béart en Gilberte ; ils sont tout à fait convaincants. De même que Vincent Pérez en Morel, Chiara Mastroianni en Albertine (qui n’apparaît que très peu) ou Pascal Gregory en Saint-Loup (même si c’est plutôt Swann que j’aurais vu spontanément en lui ; c’est sans doute que je m’étais habitué à un Saint-Loup plus jeune). Je trouve en revanche que le choix de Catherine Deneuve pour jouer Odette n’est pas bon du tout. Avec sa distinction froide, elle ne représente en rien une ancienne cocotte comme Odette ; avec quelques années de plus, et un tour de taille plus rond, Emmanuelle Béart aurait, elle, été parfaite dans le rôle, Chepe et moi sommes immédiatement tombés d’accord. Deneuve aurait été plus crédible en Oriane de Guermantes, c’est clair. La reine de l’élégance du Faubourg.
Une dernière chose : le choix pour le Narrateur d’un acteur qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Proust (mais doublé par la voix de Patrice Chéreau, l’acteur est italien). Pourquoi prend-il autant la pose ?
[1] Nettement moins intéressant que le dernier ; il était aussi assez chiant, mais surtout trop cliché.
[2] J’ai longtemps été persuadé (mais sans réussir à le prouver) que le principe de Jessie était déjà celui d’une nouvelle de Cortazár ; et le début de Trois vies et une seule mort semble inspiré directement de « L’Aleph » de Borges.
[3] Même si ça n’empêche pas des focalisations internes, au moins par moment, dans un grand nombre de films.