36 pages ce soir. Mais, à part les weekends, je n’ai pas fait grand-chose d’autre ces deux dernières semaines — j’ai quand même trouvé le temps d’écrire à Clément. Une fois que l’année aura commencé pour de bon, je ne vais jamais réussir à tenir ce rythme, et pourtant, j’aimerais bien en plus ne pas tout sacrifier à ça, ce n’est vraiment pas enrichissant. Il faudrait que j’aille au cinéma, par exemple ; plus de deux mois que je n’y ai pas mis les pieds, j’ai déjà raté pas mal de films. En même temps, si je fais des choses et que je n’ai pas le temps d’en parler ici, on ne se refait pas, ça m’intéresse moins (sachant que je n’attends pas qu’il m’arrive des choses suffisamment intéressantes pour n’avoir pas envie d’écrire non plus) ; je me sens refermé sur moi-même en ce moment, on s’en doute — ce qui ne veut pas dire déprimé ; c’est plutôt que mes points de contact avec le monde extérieur ont beaucoup diminué. Si, samedi, je me suis senti très minable : après la soirée de vendredi, terminée tard, avec pas mal d’alcool dans le sang, c’était la conséquence presque inévitable. D’autant plus que le soir même, je n’étais pas très fier de moi ; je faisais des efforts pour être à la hauteur pourtant, mais justement : j’en étais trop conscient pour que ça puisse marcher. Un peu comme si je me forçais à être naturel — même à être brillant. Contradictoire dans les termes. Face à un Broerec très sûr de lui, je n’étais pas grand-chose (et à Mathieu très en verve). Un petit gars de rien. C’est là que ma solitude sentimentale m’a une nouvelle fois explosé en pleine gueule, et plus, mon incapacité. Ce n’est plus que j’appelle de mes vœux le mode de vie le plus en vue, le couple stable et qui marche, je sais que c’est une fiction, et je sais d’où elle vient. Mais je me suis tout de même pas mal menti ces derniers temps : depuis Stéphanie, je n’ai à peu près rien connu, il faut le reconnaître… deux tentatives qui ont été des échecs assez lamentables (surtout parce que n’ai pas su y faire — je ne pense pas qu’elles auraient mené à de grandes réussites, mais j’aurais pu être tout de même plus performant) ; une relation vague, sans passion voire moins encore. Tout ça en quatre ans, ou presque, on touche le fond de la nullité. Je ne suis qu’un très vieux célibataire. Un vaut-rien, au premier sens du terme. Je me suis même remis à fantasmer sur Laure, c’est dire le manque de perspectives. Cette nuit (ou plutôt le matin, après m’être rendormi à neuf heures), j’ai même rêvé de Stéphanie. D’abord, je marchais dans une rue de campagne avec son copain, et nous avions une conversation animée et amicale — peut-être à l’image de celle que nous avions eu le dimanche dans la cour chez Claire et Xavier[1], sur Cortázar et Dostoïevski. Cette fois, il s’exprimait avec un très fort accent anglais, et m’expliquait qu’il était à moitié britannique ; à ça ne devait pas être étranger le fait que j’avais allumé la BBC au réveil, avant de me réendormir. Ensuite, nous étions tous les trois, Stéphanie, lui et moi, assis sur quelque chose comme le capot d’une voiture (j’étais un peu en arrière d’eux, ils devaient se retourner de trois quarts pour me parler), et ils m’apprenaient qu’ils allaient se marier. Là aussi, cet épisode devait venir en substance de hier soir, lorsqu’à la terrasse du 13&3, nous avons une nouvelle fois assisté au désolant spectacle d’une fille qui « enterrait sa vie de jeune fille » avec ses copines[2] (et que j’ai refusé de me prêter à leur jeu et de leur donner la moindre pièce lorsqu’elles sont passées entre les tables faire la quête). Mais ça n’explique pas, en revanche, pourquoi Stéphanie m’est venue à l’esprit : je ne pense plus à elle depuis des siècles. Et là, je sentais nettement que dans ses propos, si ce n’est dans la décision elle-même, il y avait une volonté de me faire mal, de m’enfoncer. Si les rêves « transmettaient » quelque chose de la réalité (ce n’est pas la peine d’essayer de le croire), on pourrait comprendre, puisque les deux dernières fois que je l’ai vue, au premier de l’an chez Clément et à Lanvellec, donc, elle m’a témoigné une franche (et inexplicable) hostilité, m’évitant de façon décidée et ostensible, s’affichant exagérément au cou de son copain en ma présence — si elle pensait me montrer que ce n’était pas la peine d’essayer quoi que ce soit, elle était bien con évidemment ; et présomptueuse, tant elle a cessé de me plaire, et tant ses petits manèges m’étaient désagréables : je n’en ai maintenant qu’une image d’elle détestable, alors que son copain m’a lui bien plu, en fait. Dans des circonstances différentes, nous aurions pu très bien nous entendre ; c’est quelqu’un qui a l’air fin et cultivé, qui ne gâche pas tout en se la jouant. J’en suis même venu à penser qu’elle ne méritait pas d’être avec un mec aussi bien. Et puis je ne sais pas si c’est mon regard qui a changé ou si elle a vieilli, mais elle m’a paru molle, avec des cheveux fillasses, des oreilles décollées (que pourtant, je peux l’assurer, elle n’avait pas ; j’aimais même beaucoup ses oreilles), et une bouche encore plus tordue qu’avant. C’est bizarre de songer, aussi, qu’elle a déjà vingt-sept ans.
Donc voilà où j’en suis : nulle part. J’essaie de ne pas trop m’en faire, de prendre les choses comme elles viennent, mais ce n’est pas facile ; ça l’est beaucoup plus lorsqu’on est déjà plus assuré — de toute façon, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire des guerres, on ne le répétera jamais assez.
Pour le reste, une soirée plutôt agréable, quoiqu’avec un trop fort goût d’inachevé, avec Greg, une Bérengère fatiguée, Joris, Stéphanie (l’autre !) et Paul, qui nous a longuement conté son séjour à Budapest, et la tentation continuelle que sont là-bas pour les yeux les tenues affriolantes des filles ; il était très joueur, très jeune, et Bérengère avait raison : avec son petit sac à dos, on aurait presque pu le prendre pour notre correspondant allemand.
Vendredi, Broerec m’a confié qu’il pensait quitter Céleste ; paradoxalement pour ne pas lui faire trop mal, pour qu’elle ait plus de chances de refaire sa vie avec quelqu’un qui lui conviendrait mieux. Non que ça ne marche plus entre eux, mais maintenant qu’ils travaillent tous deux, il craint de ne pas pouvoir lui apporter ce qu’elle ne tardera pas à désirer, s’installer mieux, avoir des enfants (et puis chez lui, il y a toujours aussi l’appel de la baise, qui n’est jamais très loin en dessous). Comme il était saoul et moi aussi, je n’ai trop rien voulu répondre à cette confidence. Ce n’était peut-être que des paroles en l’air, mais si ce n’était pas le cas, comment juger s’il fait bien ou non ? En tous cas, lorsque ce jour arrivera, je préfère ne pas rencontrer Céleste dans la rue. Je serais extrêmement gêné. D’autant que j’ai beaucoup d’affection pour elle.
[1] Début juillet, le lendemain de la fête (dont déjà, je n’avais pas trouvé le temps ou l’énergie de parler). J’ai perdu l’habitude de taper au clavier, tant j’écris peu, je fais beaucoup de fautes, et mes gestes sont hésitants.
[2] Elles sont toujours toutes moches comme des poux. En ce moment, c’est soit ça, soit des pète-couilles qui jouent intempestivement du djembé, ce nouvel accessoire obligé du jeune (ils jouent mal en général, mais c’est désagréable dans tous les cas). Peut-être signe que je ne suis plus « jeune », mais le bruit comme ce côté « tribu » m’insupportent.