Vendredi 3 septembre 1999, Nantes

Voilà longtemps que ça ne m’était pas arrivé : en milieu d’après-midi, vasouillard, je me suis mis sur mon lit pour entamer Contre la méthode de Feyerabend que je venais d’acheter, et je me suis endormi comme une masse jusqu’à sept heures et demi. Il m’a ensuite fallu vingt bonnes minutes et une douche froide pour me réveiller à peu près. J’ai faim, mais je n’ai plus rien à manger à l’appartement. Est-ce parce qu’hier soir je suis sorti avec Arnaud (c’était agréable — devenu très inhabituel — mais, comme de règle avec lui, j’ai fait tout de même l’essentiel de la conversation ; pas de pot pour moi qui préfère écouter), ou parce qu’il a fallu que je me lève tôt pour porter à Maman à la fac une épreuve de ce que j’ai écrit pendant le mois ? À mon avis, c’est plutôt à cause de ces pages. Vu comme c’est parti, je ne ferai probablement pas grand-chose à côté de la thèse (et les cours à l’IUT évidemment). Si ça continue comme en août cela dit, j’aurai pas mal d’énergie. J’ai passé le mois à la fois fatigué et dans un grand état d’effervescence (les quatre derniers jours à taper ma production, ça, c’est fatigant. Ermold me trouve fou de ne pas y aller directement sur l’ordinateur, mais je ne m’en sens pas capable, je préfère avoir les choses en dur devant moi ; et un truc idiot : le ronronnement du souffle du ventilateur de la machine m’énerve trop vite. Lorsque j’écris ici, c’est supportable — et même je l’oublie rapidement — parce qu’en général, les mots sortent bien, mais pour la thèse, je suis beaucoup plus précautionneux, et il y a aussi trop de moments où j’ai besoin de concentration : et ça n’aide pas). Il faudrait trouver le moyen de ne pas faire que ça… mais mes vieilles notes, vous allez en pâtir ; surtout que je ne vais strictement rien vivre d’intéressant (si jamais ça a été le cas un jour, à vrai dire — mais j’avais au moins plus de temps). Je sens déjà que toutes mes dernières interventions ne sont pas très pertinentes, que la qualité baisse…

J’ai acheté le dernier album des Tindersticks, qui vient de sortir : déception à la première écoute. Il est beaucoup plus léger que les précédents, avec trop de chœurs féminins (sacrée nouveauté chez eux). Mais il faudra voir — et je leur pardonnerai de sortir un disque mineur si le prochain est du niveau des trois premiers. Je me suis enfin décidé aussi pour celui de Calexico, duo de Tucson, Arizona, qui est depuis l’an dernier (où ils sont passés au festival des Inrocks) une des grandes sensations du rock underground en France[1] : des ambiances à la fois à nu et très cowboy ; de la contrebasse, du trémolo sur les accords de guitare, les riffs sur les cordes graves avec une légère réverb, et un peu de musique mariachi (je ne sais pas si j’aimerais vraiment ça sur la longueur, mais j’ai toujours adoré la langoureuse chanson de mort jouée par les musiciens des méchants dans Rio Bravo – un de mes films préférés –, ainsi que la reprise mariachi du « Hey Joe » de Jimmy Hendrix par Willy Deville il y a quelques années — enfin la chanson n’est pas de Hendrix, mais c’est par sa version qu’on la connaît). Autrement, j’ai acheté plein de bouquins pour ma thèse.

J’ai même fait ce matin ce que je n’avais jamais fait (ou presque) depuis que je suis étudiant : après être passé voir Maman, je suis allé travailler à la BU. Lire un article de Benvéniste. Un article toujours d’actualité et passionnant, où il montre que les catégories de la logique aristotélicienne ne sont en fait qu’un décalque des catégories grammaticales signifiées par la langue grecque[2] : découvrir des phénomènes de ce genre a toujours été une des raisons majeures pour lesquelles je me suis lancé dans les études que je fais (même si je n’aurais pas pensé, loin de là, que ça me mènerait là où j’en suis aujourd’hui).

Retour des Rendez-vous de l’Erdre, où je suis allé avec Broerec et Céleste. Vite tombé sur une partie de la bande (Joris et Stéphanie, Philippe, Loïc, Coline, Mathix) quai de Versailles. Soirée typique d’une fête populaire dans ce qu’elle a d’agréable — et vu aucun concert, on est arrivé trop tard. C’était un festival de féminité dans les rues, que les 25° à minuit mettaient particulièrement en valeur. Un festival de fesses moelleuses et de seins tendus sous la légère étoffe des tee-shirts et des petits débardeurs blancs ; un enfer tentateur aussi. Au moment de partir, j’ai rencontré une ancienne élève du collège bien paumée, qui traîne avec une bande de toxicos minables et le regrette ; elle a peut-être les ressources pour s’en tirer (c’est déjà bien de se rendre compte de la situation), je lui ai donné les conseils que j’ai pu — mais à côté d’elle, gamine de dix-sept ans, je me suis senti bien bourgeois : moi, je n’ai jamais rien connu de tous ces milieux de la marge. Parfois je crois que c’est un manque : mais on ne peut dire ça que lorsqu’on s’en est tiré, et ce n’est pas le cas de tous loin de là.

[1] Dominique A est très fan (et ça s’entend sur quelques morceaux du dernier album), Jean-Louis Murat a enregistré certaines chansons — très bonnes d’ailleurs — de son nouveau disque avec eux. Ils ont une cote terrible.

[2] Je ne résiste pas à citer le meilleur passage : « Il est de la nature du langage de prêter à deux illusions en sens opposé. Étant assimilable, consistant en un nombre toujours limité d’éléments, la langue donne l’impression de n’être qu’un des truchements possibles de la pensée, celle-ci, libre, autarcique, individuelle, employant la langue comme son instrument. En fait, essaie-t-on d’atteindre les catégories propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories de la langue. L’autre illusion est à l’inverse. Le fait que la langue est un ensemble ordonné, qu’elle révèle un plan, incite à chercher dans le système formel de la langue le décalque d’une « logique » qui serait inhérente à l’esprit, donc extérieure et antérieure à la langue. En fait, on ne construit ainsi que des naïvetés ou des tautologies. » (Dernière phrase éminemment borgésienne).