Aujourd’hui, je n’ai pas travaillé à plus de 5% de mes capacités : autant dire que je n’ai rien fait. À moins de considérer que c’était une étape (dommageable mais) peut-être nécessaire de ratiocination, on peut dire que je n’ai rien fait. À y réfléchir maintenant, je me demande à quoi j’ai bien pu passer ma journée… En fin d’après-midi, peu motivé, j’ai voulu me mettre à écrire directement sur l’ordinateur, vu qu’Ermold avait poussé les hauts cris en entendant que je rédigeais d’abord à la main, que c’était une énorme perte de temps ; mais je n’ai réussi, les yeux dans le vague, et l’habituelle détestation de moi-même au bord des lèvres, qu’à recopier quelques notes que j’avais déjà recopiée sur papier hier… Puis Joris est arrivé du Croisic, on a pris un apéro, je l’ai ramené chez lui, et voilà, la journée se termine. Demain matin, j’ai ma première réunion à Saint-Nazaire, il faudrait tout de même réfléchir à ce que je vais faire, si jamais on me le demande ; et pour avoir l’air sûr de mon fait. Ce n’est pas si grave, mais avec mon sens coutumier de la diplomatie, j’ai tendance à ne pas voir de moyen terme entre le tout et le rien : soit je prépare à mort (ce qui finira de toute façon par arriver), soit j’arrive les mains dans les poches sans avoir rien foutu, tout montrant que je m’en fous, presque que je suis là par hasard (et qu’à la limite je ne mérite pas le travail qu’on m’a confié). Pour le moment, je passe le plus clair de mon temps à me trouver nul, ou plutôt nul : et si on regarde les résultats avec un minimum de recul, c’est un fait. Dans l’après-midi, je suis sorti acheter quelques bouquins en vue de préparer mes cours : des trucs absolument sans intérêt, des conneries pures et simples, mais il faut bien avoir quelques idées, quelques supports (je n’ai vraiment pas trouvé grand-chose et je n’avais pas envie de m’arrêter à demander des renseignements). J’ai ainsi pris deux trucs de psychologie de comptoir, de « l’analyse transactionnelle » et de la « programmation neurolinguistique » : ça ne veut rien dire, mais c’est comme pour les horoscopes ou la numérologie, on ne peut s’empêcher de s’y projeter quand même. Surtout lorsqu’on est peu sûr de soi. Et alors qu’est-ce qu’on prend dans la gueule ! En gros, j’ai pu dresser un portrait de moi-même encore pire que ce que je déverse ici à longueur de pages. C’était sympa. Donc ça n’a pas amélioré mon moral. Même si je ne veux pas devenir un gagneur… et puis, si, en fait, j’aimerais bien, après tout : je ne suis même pas assez fort pour savoir éviter ces séductions bas de gamme.
Je fume comme un pompier. Ça tombe comme des cheveux sur la soupe, mais je crois que je vais parler de Kadosh ; pour ancrer mes souvenirs. Ça va nous permettre de faire une expérience psychologique intéressante : vais-je réussir à entrer dans mon texte ou pas ? Je suppose qu’au moins le début va paraître très forcé, sans doute bêta, parce que vais me sentir obligé de dire quelques mots de l’histoire pour entrer dans le sujet (je vais allumer une clope : je sais parfaitement que ça ne m’aidera en rien, au contraire, mais je vais le faire quand même) ; peut-être qu’en cours de route ça s’améliorera. Donc, voilà, c’est une histoire qui se déroule à Jérusalem dans le milieu des Juifs ultra-orthodoxes, ceux qui n’ont que le moins de contacts possibles avec le monde « extérieur », celui des autres, comme ils disent, les Israéliens laïques[1], ces autres dont ils pensent qu’ils finiront par les submerger, puisqu’eux font des enfants : c’est même une de leurs raisons de vivre principales, et un des thèmes clef du film. D’après les propos d’Amos Gitaï que j’ai lus, c’est même le premier film tourné dans le quartier où ils demeurent, Mea Shearim — il faut dire que non seulement ces gens vivent très refermés sur eux-mêmes mais aussi qu’ils refusent les mœurs médiatiques du monde modernes jusqu’à bannir les images, et donc le cinéma (une interprétation radicale, mais possible, de la Bible.)
On sait de quel côté est le réalisateur, et le film l’illustre peu à peu, mais son propos n’en est pas pour autant une pure condamnation comme ça pourrait être le cas dans un film américain (le genre est très différent, mais je pense notamment à Mississipi Burning de ce mauvais cinéaste qu’est Alan Parker, dont le louable propos anti-raciste prend le spectateur en otage d’un spectaculaire de très mauvais aloi : il est évident qu’on ne va pas défendre les types du Klu Klux Klan, qu’on les condamne ; mais transformer de façon systématique tout le monde en salauds criminels, de montrer tous les gens du pays immondes met tellement sur les dents contre eux, qu’il suffit qu’on sorte du cadre du film pour immédiatement « ne pas y croire », s’écrier que c’est trop, que Parker ne nous a en fait rien montré qu’une nouvelle version du combat du Bien contre le Mal, un bon vieux mythe — ou une fiction — mal dégrossi(e), et qu’il aurait pu tourner n’importe quel sujet, ça n’aurait rien changé. On peut penser légitimement (et c’est même une tendance inéluctable de l’esprit humain) que toutes les situations se résument à quelques schémas assez simples : mais lui a le schéma dès le départ, et il le plaque sur le sujet. Il n’a rien compris à ce qu’il prétend filmer, il fait une caricature de la vie, et le seul intérêt de son film est de provoquer un bon gros défoulement, d’autant plus qu’on sait qu’on est du côté du Bien (du moins en est-on persuadé). D’ailleurs, ses intentions ne trompent pas, puisque tout est basé sur un fait divers — atroce en effet. Il ne fait que du spectacle). Tout ça n’a bien sûr rien à voir avec Amos Gitaï, qui est plus fin sans commune mesure : il évite même, justement, tout spectaculaire, choisit de ne pas évoquer tous les faits divers qui illustreraient sans difficulté l’intolérance de ces haredim — « Ceux qui craignent Dieu » — ainsi qu’ils s’appellent. À la sortie du cinéma, j’ai même entendu une spectatrice (on n’était pas nombreux dans la salle) dire, un peu dépitée, « Mais il ne se passe vraiment rien dans ce film ! ». Mon dieu. A des yeux et ne voit point comme aime dire Joris : il s’y passe au contraire des milliers de choses : mais « l’action » – quel terme ridicule – est effectivement réduite à pas grand-chose. D’autant plus que le réalisateur a souvent un œil de documentariste sur son sujet, il passe de longues scènes à simplement montrer en plan fixe des rituels religieux, comme dans le plan-séquence qui ouvre, où un type se réveille, vêtu d’étrange façon, et accomplit minutieusement des dévotions compliquées, avant de s’habiller, une fois habillé. Il porte une grande attention aux gestes les plus simples qui sont intégrés comme des automatistes par les gens : par exemple le type qui enlève sa chemise (par la tête, ce sont des chemises simplement ouvertes sur la poitrine) ôte d’abord sa kippa, puis la remet une fois la chemise ôtée. Il porte d’ailleurs principalement son attention sur les rites, pas sur la vie quotidienne dans son ensemble : si on n’est pas au courant (ce qui est mon cas), on se demande d’ailleurs comment vivent ces gens ; leur niveau de vie est très modeste — et il l’est d’autant plus qu’ils refusent tout élément de la modernité, ils vivent dans des réduits minuscules et délabrés — mais il leur faut bien quelques moyens de subsistance : et là, peu d’informations. Les hommes n’ont pas vraiment l’air de travailler, ils sont tout le temps à la synagogue (un drôle de lieu d’ailleurs, très foutoir), et il est dit à plusieurs reprises qu’un homme doit passer ses journées à étudier la Torah ; Rivka, une des deux héroïnes[2] semble tenir la comptabilité dans un petit magasin : mais c’est à peu près tout ce qu’on sait sur ce sujet. Je suppose tout de même que les hommes de la communauté doivent avoir un emploi, puisque le seul rôle des femmes, c’est d’être à la maison pour élever les enfants ; ce qui peut induire en erreur est que ça se passe pas mal dans un milieu de rabbins : eux, ça doit être leur activité principale. Mais c’est comme pour les religieux ici autrefois : leur nombre est faramineux, par rapport à l’ensemble de la population.
L’histoire est centrée autour de deux sœurs, Rivka, âgée d’une trentaine d’années, et Malka, qui est plus jeune. La première, très respectueuse de la vie de la communauté pèche pourtant de façon mortelle — elle finira par mourir. Quoiqu’elle soit mariée depuis dix ans, elle n’a toujours pas d’enfants ; et son mari, avec qui elle vit pour le reste un tendre amour, devient distant, se détache d’elle (poussé en cela par son rabbin de père) — et d’ailleurs les autres hommes commencent à vraiment le regarder de travers : une femme qui n’a pas d’enfants est en effet une femme morte. Puisqu’elle n’est qu’un instrument (je cite une réplique). Elle doit engendrer des fils, pour que ceux-ci passent plus tard leur vie à étudier la Torah. La médecine semble contredire la stérilité de Rivka, mais ça ne change rien : son mari la répudiera pour une autre. La femme n’est rien, c’est forcément elle la fautive ; que le mari puisse être stérile, la question n’est même pas envisagée. Ça ne fait pas partie du système de pensée. Il faut alors mesurer le courage que la pauvre Rivka a eu d’aller consulter une gynécologue, à l’extérieur ; de se mettre nue devant une étrangère, quand la modestie vestimentaire confine presque aux pratiques iraniennes actuelles, et quand la pudeur est une valeur absolue (il lui faut, pour y réussir, une poignante prière au Mur des lamentations) Parce que pour ces gens, le corps n’existe pas : il faut voir comment se déroule, dans un très long plan fixe, la nuit de noce de sa jeune sœur, violée par un mari encore uniquement occupé de réciter la Torah au moment où il la pénètre comme s’il était une bête (à nos yeux, on touche là le comique de l’absurde — n’était la détresse de la jeune femme).
Ayant cherché, sans même vraiment en comprendre la portée peut-être, à échapper, en un sens, aux lois qui régissent son milieu, Rivka n’a-t-elle pas déjà trahi ? Mais elle ne conçoit pas la fuite dans le monde ; la seule échappatoire à son désespoir, à son humiliation absolue, c’est hors du monde. Elle mourra. Amos Gitaï lui donne à ce moment une dernière victoire, ici très belle : elle meurt dans les bras de son mari, avec qui elle est revenue passer une nuit. Au réveil il la trouve morte, accrochée à lui dans un dernier geste de tendresse. Et il pleure. C’est l’avant-dernière scène.
La dernière est la seule à se situer hors les murs de Jérusalem ; c’est la seule qui échappe au cadrage serré, souvent étouffant de presque tous les autres plans (et qui réussit à capter une émotion incroyable sur le visage des deux magnifiques actrices[3], en particulier dans leurs scènes de confidences). Malka, la jeune sœur, a décidé de fuir, et sur une colline face à la ville, elle contemple, seule, sans doute désemparée, mais libre, le matin gris bleu se lever sur la ville. Depuis le début, elle est beaucoup plus révoltée que Rivka ; elle conteste les préceptes rigides de leur existence ; la Torah, à laquelle les hommes « font dire tout et son contraire » — ce qui provoque les douces protestations de sa sœur, qui, elle, veut encore y croire ; elle refuse le mariage arrangé. Il faut dire qu’elle est amoureuse d’un jeune homme en rupture de ban avec la communauté : un chanteur. Sacrilège ! Un soir, même, elle ose sortir dans la ville pour le voir, pour qu’il lui fasse l’amour, sauvagement, dans l’arrière-salle de la boîte où il se produit ; et là non plus, sortir n’est pas une mince affaire : parce que c’est braver un interdit, mais aussi parce qu’il faut affronter le regard des autres. Amos Gitaï prend dans la séquence un malin plaisir à jouer le patron de la boîte, ironique et méprisant envers elle.
Mais malgré tout, elle ne peut échapper au début au destin que les hommes lui ont tracé : elle est mariée — et là, vraiment de force — à Yossef, l’assistant du rabbin, la grosse bête aux yeux délavés à fleur de tête, à la barbe emmêlée et suintante. C’est après sa criminelle escapade qu’elle prend la décision de fuir : à son retour au matin, le mari, levé aux aurores, l’entraîne avec violence dans leur piaule pisseuse, hurle comme un damné, la traite de « traînée », et, un ceinturon puissant tenu fermement, entreprend de lui coller une râclée. Mais avec cet acte d’insoumission radicale, elle avait déjà scellé son avenir : comme sa sœur, elle n’avait d’autre voie que la rupture. Elle, choisit la vie pour elle. Tout ça ne correspond peut-être plus à grand-chose dans la société où je vis ; mais tel que le film le montre, c’est très intense et très beau. [texte inachevé]
[1] Pour ce qui est des autres autres, il n’en est pas question (du moins pas dans le film, mais on peut en inférer qu’ils les méprisent tellement qu’ils les ignorent. Enfin ce n’est pas sûr : peut-être leur combat — puisque déjà leur mode de vie est un combat — est-il surtout dirigé contre ceux qu’ils appellent les juifs dévoyés).
[2] Et croyez-moi, le nom leur va bien : c’est même en ça que le film ne se départit pas d’une forte charge de fiction, et qu’il cristallise de façon très forte la tension dramatique.
[3] Jouer ce genre de rôle est une performance. Je suppose d’ailleurs que pour tous les acteurs, se glisser dans la peau de tels personnages a dû être une expérience éprouvante.