Jeudi 9 septembre 1999, Nantes

Téléphoné à Madeleine en fin de soirée : je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis qu’elle est repartie courant août. Parlé de la Confédération Paysanne, « la Conf’ », le syndicat agricole de gauche pour lequel elle travaille, sous tous les projecteurs depuis que certains de ses membres ont été mis en taule (ils en sont sortis maintenant) pour avoir démonté le chantier d’un MacDo à Millau, en guise de protestation contre les mesures de rétorsion douanières mises en place par les Américains (décidément des connards) pour répondre au refus de la Communauté Européenne de les laisser exporter chez nous du bœuf aux hormones ; en guise de protestation également contre l’agriculture productiviste et tout le reste, ce pour quoi ils se battent d’habitude — la majeure partie du temps dans l’indifférence générale. Le problème, c’est que comme une bonne partie de l’agriculture est en difficulté, il y a risque de confusion entre leur démarche et celle — nettement plus contestable — des syndicats agricoles majoritaires, dont on entend aussi pas mal parler en ce moment : et on a bien dû en arriver à la conclusion que les journalistes sont des imbéciles, qui ne se rendent même pas capables de présenter les choses correctement, sans faire d’amalgames, tout ça parce qu’ils cherchent moins à comprendre qu’à vérifier leurs présupposés (issus du sens le plus commun — de la « connaissance vulgaire », pour faire mon Bachelard). C’est du moins ce que Mady a constaté sur le terrain.

Avant ça, j’avais eu déjà une longue conversation avec Père, que je n’ai pas vu depuis des mois ; il parlait d’une voix très posée, et m’a raconté qu’il passait en ce moment le plus clair de son temps entre les préparatifs de rénovation de sa maison (l’hiver approche) et l’art : il a tout un tas d’idées pour des petits films, qu’il voudrait éditer sur CD Rom, et travaille par ailleurs sur un projet pour une expo d’art vidéo à Rennes courant novembre. De bonnes nouvelles, donc, et j’attends avec impatience de voir ce qu’il fait — de le voir, tout bêtement, alors que j’ai traîné des jours et des jours avant de l’appeler parce que je n’osais pas.

Une longue soirée de téléphone, donc, mais j’en avais un peu marre de travailler — et puis je compte tout de même terminer mon chapitre demain ou samedi[1].

Et puis ce matin, Matt, en sandales et la chemise ouverte sur les poils, est enfin passé chercher le paquet de CD que je lui avais gravés (il est toujours en retard, malgré son efficacité générale) — un groupe d’asian sound, dont les leaders sont deux étudiants irakiens, dont il s’occupe depuis quelques mois ; ce n’est pour le moment pas extraordinaire, mais on sent un potentiel. Nous avons longuement parlé. Il m’a appris qu’il avait postulé pour un boulot à Trempolino, parce qu’il commence à en avoir marre « de ne pas pouvoir aller au concert, de n’avoir pas d’argent pour s’acheter des nouvelles fringues », aussi parce que Jenny va cette année gagner sept mille balles (comme lectrice) ; encore parce qu’il souffre de n’avoir aucun capital à investir dans le label, qu’il voudrait développer, et parce que Loïc glandouille trop : il est prêt à se consacrer à fond à lui, mais Loïc ne lui offre pas assez de travail. On en est arrivés à la conclusion que ce dernier ne mettait pas toutes les chances de son côté ; et que mieux vaudrait peut-être retarder d’un an la sortie de l’album. Comme je connais Loïc, ça ne se passera pas comme ça. Sur ce point il a tort : son disque ne pourra pas être exploité à son maximum vu la façon dont c’est parti. Matt (m’a-t-il dit) lui avait donné un échéancier précis pour cette sortie dès l’hiver dernier, mais il a été incapable de le respecter en quoi que ce soit, et ça grève pas mal du travail qu’il aurait pu faire dessus. Ces questions de temps sont liées à la possibilité de faire des concerts. Pour bénéficier de la pleine période, c’est-à-dire entre janvier et mai en gros, il faut faire tout le travail de démarchage en octobre au plus tard — et pour espérer être programmé par les salles culturelles qui fonctionnent par « saisons » (ce que les nouvelles orientations musicales de Loïc permettraient), c’est même dès mai de la saison précédente qu’il faut les contacter avec le disque. Ça implique que l’album soit sorti avant — max maintenant. Or il n’est toujours pas prêt ; le mixage est terminé depuis fin août, mais le prémastering doit se faire cette semaine, et il ne sera donc pas pressé avant quinze jours minimum. Le temps de le faire parvenir au distributeur, il sera trop tard. Qui plus est, si on veut pouvoir passer en radio, en particulier sur les stations importantes comme France Inter, ou sur les radios qui vont au-delà des quotas de chanson française (il est quand même important de passer en radio), il est nécessaire d’avoir un single : condition sine qua non. Et il vaut beaucoup mieux que le single sorte avant l’album — histoire de faire une attaque en deux coups du point de vue médiatique. Donc là, c’est raté puisqu’il n’y en a pas — on se demande même dans ces conditions à quoi ça sert que Joris réalise un clip (si ce n’est pour son plaisir). Loïc n’était pas contre en sortir un[2], mais d’une part ce n’est pas fait, et pas prêt de l’être, et ensuite ce qu’il veut mettre dedans serait de l’escroquerie : deux morceaux de l’album, et un vieil inédit qui n’avait pas trouvé place sur l’album précédent… Vu le prix élevé d’un single, c’est se foutre des gens, il n’y a aucune plus-value. D’accord, les radios s’en fichent de savoir ce qu’il y a en deuxième ou troisième position dessus, mais on ne peut pas tirer un single simplement pour les radios, il faut qu’on le trouve aussi dans le commerce, même si c’est pour n’en vendre que 300 exemplaires au plus (on en presse 500, et ça suffit). Il faut au moins qu’il comporte trois inédits, dont deux de qualités, et de sessions pas trop différentes du ton musical de l’album. Et ces inédits-là, Loïc ne les a pas enregistrés, et rechigne à le faire. Pour toutes ces raisons, mieux vaudrait différer la sortie du disque d’un an (peut-être moins, la règle n’est pas absolue, mais il faut quand même faire les choses dans l’ordre), ce n’est pas un grand malheur — surtout pas pour le public national, qui n’a pu connaître le premier album que depuis janvier, depuis qu’il est distribué nationalement (l’article dans les Inrocks n’est même paru qu’en mai ; et contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il n’a d’ailleurs quasiment pas fait vendre — peut-être parce que le distributeur a pris l’affaire un peu trop par-dessus la jambe). Ça l’est d’autant moins que si Loïc était signé par un label, ce que Matt va rechercher activement pour lui dans le mois qui suit[3], vues les histoires de planning de sortie, il serait étonnant que l’album soit dans les bacs avant six bons mois.

Bien sûr, on peut prétendre, comme le faisait Jean-Louis Murat l’autre jour sur Inter qu’un chanteur n’a pas nécessairement besoin de passer en radio pour exister. Mais Loïc a envie de réussir (il est sûr de son génie) ; et si ce disque ne marche pas, ne l’aide pas à décoller un peu, son doute sur le chemin pris va augmenter. Le problème, c’est qu’il n’aura pas mis les toutes les chances de son côté. J’espère que ça marchera ; mais n’en suis pas bien convaincu.

[1] J’en ai marre de travailler, mais je suis sorti hier avec Ermold jusqu’à deux heures du matin (à la fin, on se serait cru dans une scène de mort à Venise : toutes les tables des terrasses avaient été ôtées, et il ne restait plus que la nôtre, au milieu de la place). Il s’est à nouveau étendu sur la folie de Marie-Charlotte, et les histoires de ses copains parisiens qui gagnent des salaires incroyables pour écrire des scénarios de dessins animés médiocres pour la télé. Lui comme moi avons sans doute de ce côté déjà raté le coche, à poursuivre de chimériques (et décevantes) ambitions universitaires, mais en même temps, ça m’a soulagé : si je n’arrive pas à finir, ou si je n’ai pas de poste dans une fac ensuite, ce ne sera pas la fin du monde. Il y a bien d’autres choses à faire sur cette terre.

[2] Il y a d’ailleurs toujours de gros différents sur le morceau qui serait choisi ; je n’aime pas beaucoup celui que les Mathieu(x) préfèrent, mais celui que défend Loïc est en revanche une ineptie : avec son format ultrarépétitif couplet-refrain tout du long, il n’a pas du tout la structure adéquate (même si la chanson est bonne).

[3] C’est moi qui vais être chargé de la copie de CD, je pourrai donc écouter les morceaux en avant-première. J’espère que ça me plaira plus que ce qu’ai entendu jusque-là (sans en avoir le droit, évidemment, Loïc est extrêmement secret sur son travail ; mais j’ai eu droit à quelques indiscrétions justement).