Je me suis réveillé à onze heures, avec la gueule vraiment trop fripée ; il faut que j’arrête de faire n’importe quoi. Je ne suis pourtant sorti que jusqu’à deux heures, et je n’ai pas bu tant que ça : mais c’était le troisième soir consécutif, et la soirée m’a déprimé plutôt qu’autre chose. J’en ai assez du cynisme désabusé d’Ermold le Noir. Un moment où il était parti vadrouiller je-ne-sais-où avec Jolicœur et sa bande, j’en ai discuté avec Adalard le soulard : bon ou de mauvais fond ? J’ai défendu l’idée qu’Ermold a un bon fond. Mais il faut bien admettre qu’il cherche sans cesse à convaincre (moi en particulier) de se rallier à sa vision sans issue. Au bout d’un moment, ça lasse. Se donner des airs de supériorité parce qu’on sent qu’on est un raté, j’en ai assez d’entendre ce genre de discours. Comme il était saoul, il m’a tanné pour que je rapporte dans ces pages telle ou telle misérable anecdote arrivée dans le bar : mais c’est plutôt ça que j’ai envie de noter. Il est toujours plein de projets plus ou moins mirifiques et fumeux, plein de l’espoir d’une révolution qu’il faudrait vivre pour le seul bénéfice de la vivre : c’est sympathique la valeur de l’instant présent ; mais on peut aussi avoir envie d’entendre autre chose (ensuite, il part d’ailleurs à Saint-Lyphard s’occuper de son jardin). Moi aussi j’essaie de ne plus trop attendre grand-chose, de m’occuper à emplir du mieux que je peux chaque instant sans plus trop tracer de plans sur la comète (et ça me réussit dans l’ensemble) ; mais je conserve un minimum d’espoir au fond : soit dans l’avenir, quel qu’il soit, soit dans le fait qu’il est possible de trouver ce qu’on cherche dans le simple mouvement dialectique de l’existence (c’est ce que j’ai expliqué à Laure, que j’ai vue jeudi soir) : aussi je me donne plus de chances de gagner que lui qui, malgré ses réussites variées, se sent déjà sur le retour, et semble surtout s’enfoncer. Du moins lorsqu’il a trop bu. Bon moi aussi, ma déprime vient un peu de l’alcool. Mais aussi de son discours de loser ; sur l’amour en particulier, ça n’existe pas, il faut arrêter de croire à ces conneries, c’est de la bêtise romantique pure et simple, vas-y, il y a une nana seule au bar, il faut que tu l’attaques, tu pourrais aller la prendre dans les chiottes — et autres odieux propos de poivrot au machisme plus ou moins feint. Moi, je n’ai pas de problèmes à dire que je n’arrive pas à participer à ce genre de conversation. Je n’ai jamais prétendu croire en un amour de film hollywoodien (même si c’est un modèle qui travaille encore en moi comme, sans doute, dans les représentations de plus ou moins tout le monde), mais je ne veux certes pas m’interdire de croire encore possible cette profondeur du rapport humain que constitue l’amour (au-delà du sexe — mais je serais évidemment incapable d’aller « prendre une fille dans les chiottes », je n’arriverais sans doute même pas à bander, ce serait un fiasco ridicule : mais ça ne me gêne pas, je trouve l’idée naze) ; croire en cette confiance qu’on peut accorder à un Autre, et qui, mine de rien nous transcende un peu plus que des soirées au bar à répétition. Je ne veux pas réduire l’amour à sa réalisation toujours un peu ratée dans un couple qui dure, surtout lorsqu’on s’appelle Ermold le Noir et Marie-Charlotte Rambuteau. Il ne s’agit ni d’un pur et simple rapport social conflictuel, ni d’une fusion passionnelle. Mais sans lui, on finit par juste ressasser le contenu de son tonneau de merde personnel, par n’avoir que des rapports qui tournent en rond, et donc pauvres, et par mater comme un malade le cul des filles dans les bars en faisant son fanfaron : bref, par bâtir encore plus de plans sur la comète.