Le chauffage a été allumé dans l’immeuble, et avec cette pluie qui tombe à seaux depuis dix jours, on commence vraiment à se sentir en automne. Tout est humide, et on s’enferme le soir dans des espaces exigus et enfumés. Ce que j’ai fait hier. Je comptais rester travailler, écrire un peu si j’en avais le courage, mais Ermold m’a prévenu qu’il était au Flesselles avec Marie-Charlotte ; et comme je voulais les voir mardi, mais qu’ils étaient à ce moment-là à Saint-Lyphard, j’ai dit d’accord (après ma première journée de cours, je n’avais pas l’énergie de faire grand-chose, en tout cas, pas d’aller voir Luna à l’Olympic — et d’ailleurs je me suis endormi à neuf heures et demie).
Loïc Francheteau (toujours aussi caustique) avait organisé un petit concert de jazz à l’étage : Popof Chevalier à la batterie, François Ripoche au sax ténor, Simon Mary à la contrebasse, plus un guitariste que je n’avais jamais vu jouer, et quelques autres qui se sont joints le temps de quelques morceaux ; très hard bop, sixties, enlevé et enjoué. Ça n’a pas eu d’effet sur mes comparses, qui sont partis manger, mais je suis monté regarder, embarrassé par mon grand parapluie, et Marc Ausone comme seule connaissance dans la salle — très occupé comme d’habitude, avec les multiples gens de son vaste entourage. Pendant l’interruption avant le dernier set, je me suis approché, mais je n’ai pas réussi à m’imposer dans la conversation (pas ma spécialité, on le sait) ; j’ai rebondi — peut-être pas avec beaucoup d’à-propos — sur quelques trucs qui se disaient : mais c’était toujours l’étranger qui s’incruste. Ils parlaient d’ailleurs de Katerine et de l’album qu’il a composé pour Anna Karina ; des concerts qu’ils vont faire ensemble ; de cette fameuse Lorraine qui cause tant d’émois à Nantes (chez les branchés) – Nantes modeste préfecture d’une périphérie du monde occidental. Gens que je ne connais moi, comme tout le monde, que de vue et de réputation, et à qui je n’ai jamais adressé la parole. L’assemblée était d’ailleurs très in, composée notamment de quelques Rabbits, qui ont sans doute découvert Coltrane et Monk en même temps que moi, après qu’on ait dédaigné leur musique des années par ignorance crasse, mais qui portent beaucoup mieux la veste de cuir cintré, le sous-pull acrylique ou la chemise à col pelle-à-tarte et le cheveu ébouriffé. Ce sont peut-être surtout des copains de François Ripoche, qui joue et arrange les cuivres sur les albums de Katerine (toujours lui[1]). Face à eux, je suis vêtu comme un plouc — mais pas le bon plouc, puisque le plouc d’un certain genre est devenu in. Plus leurs copines pétulantes, dont cette Chiara Mastroianni préraphaélite qui me fait beaucoup d’effet, et que je mettrais bien dans le truc que je compte toujours écrire sur la trahison : comme dans les romans de Brautigan, donner le nom d’un « personnage » réel et connu à un personnage de fiction parce qu’il possède quelque trait en commun (hautement subjectif) avec lui est toujours drôle, et permet par ailleurs d’en développer de nouveaux aspects, sous l’influence de cette idée qu’on se fait de la célébrité réelle.
Ce qui m’a étonné est qu’à la fin, lorsqu’Ermold et Marie-Charlotte ont reparu pour qu’elle examine ce qui clochait avec la webcam (et ça nous a tenu jusqu’à minuit passé), Marc Ausone n’a pas suivi toute sa bande au Versailles, mais est resté avec nous, dans cette atmosphère très glandouilleuse, puisque seule Marie-Charlotte travaillait sur l’iMac et que nous la regardions en causant un peu. Il doit bien nous trouver quelque chose de spécial, mais quoi, je me le demande. Après un dernier verre ailleurs de bière immonde (j’en ai presque eu la nausée), nous sommes rentrés à pied de conserve, et ça a donné des échanges bizarres (j’étais tendu, et ma voix plutôt altérée, sourde), comme si on parlait dans le vide, chacun de son côté, et ne rebondissant que par la bande aux propos de l’autre.
[1] Comme indice de branchitude flessellienne, il est beaucoup plus haut que Dominique A, qu’on n’a que très rarement l’occasion de voir. C’est le-chanteur-célèbre ; celui qui a le vent en poupe.