À nouveau très beau temps ; mais à cause de l’orientation de mon appartement, je ne sens pas la chaleur que je sais régner dehors. L’air est doux. Propice à la joie douce, à l’amour.
Il est quatre heures, et je ne me suis toujours pas mis au travail — je ne me suis levé qu’à midi, et encore à grand-peine. Hier soir je suis allé chez Florence à dix heures, avec des gâteaux ; elle aussi avait fait un dessert. Comme l’air était d’une grande douceur, orangée par les réverbères, et qu’aujourd’hui, c’est férié, toutes les terrasses étaient bondées rue de la Juiverie ; un moment, j’ai hésité à rester avec Matt et Jenny, croisés quelques pas auparavant (elle rentre juste d’Angleterre où elle était pour les vacances) ; mais ç’aurait été pour leur parler de Florence.
Pour aller chez elle, j’ai pris le prétexte d’épisodes de Seinfeld qu’elle m’avait proposé de venir voir, avant — avant l’épisode de jeudi soir. C’est une série qu’elle adore, qui la fait « mourir de rire » (son naturel est gai). Je la trouve pas mal, tout de même d’un humour grossier, et jouée de façon outrancière : très américaine. En fait, ça ne m’intéresse guère ; c’est parce qu’elle l’aime. Mais je ne le lui dis pas — et je serais prêt à faire un peu n’importe quoi pour être avec elle (ses goûts sont de toute façon déroutants ; ce qu’elle n’aime pas, elle le déteste absolument[1] ; et elle est très fan, par exemple, de Christian Clavier ou des films des Inconnus, Les Trois frères et Le Pari : « Génial ! Ils repassent Les Trois frères ! Je regarderai ça. Même si j’ai la cassette ! »). Son appartement était plein du lourd parfum lacté de ses crèmes pour le corps, et de l’odeur de sa peau. Ah, comme il faudrait s’y noyer ! J’y resterais ma vie. Mais elle déménage fin mai — et sera sans doute prise à Paris avant ça : ça signifie que nous ne nous reverrons plus guère ou plus, mais je l’espère pour elle, elle l’attend. Ça lui fait peur aussi. Et après avoir dit, lorsque nous étions ensemble, qu’elle ne voulait à aucun prix rester à Nantes, elle se prend maintenant à regretter, comme si elle n’avait jamais prononcé ces paroles, comme si c’était contrainte et forcée qu’elle partait, « Tu sais, il n’y a vraiment aucun poste en Loire-Atlantique ! ». Du Florence, typique. Même avec toutes ses déclarations sur notre relation, comment pouvais-je ne pas espérer que ses hésitations et ses faiblesses n’aillent pas jusqu’à l’amour ? Elle est incompréhensible — et je crois qu’elle-même ne se comprend pas, quoiqu’elle tempête le contraire. N’a-t-telle pas dit qu’elle était « exactement comme le personnage de Valentina Cervi dans Rien sur Robert » ? Une fille torturée, complètement folle, masochiste comme pas possible. Peut-être aurait-il fallu que je la maltraite, que je la viole, lui parle plus mal… Mais moi, justement, je suis comme le personnage de Fabrice Lucchini, je suis trop bien élevé par ma névrose. Et je ne sais pas ce que je veux. C’est l’existence qui parle et agit pour moi. Florence, il lui faut quelqu’un qui avance, sans états d’âmes. Apprendre, donc, à ne pas se retourner. Ni sur soi-même, ni sur ce qu’on a fait ou n’a pas fait. Tracer la route dans le noir en étant soi-même l’éclaireur. Mais sur le moment, j’ai surtout regretté de n’avoir pas revu Rien sur Robert, pour avoir une clef supplémentaire. Bref, pour la ravoir, ça ne m’est pas encore sorti de la tête… Mais je préfère de toute façon continuer à la voir, pour adoucir l’impossible : puisque je sais qu’elle partira bientôt[2]. D’ailleurs nous nous sommes peu parlé, la tête constamment tournée vers le poste (et elle avait avancé un fauteuil pour que je ne sois pas avec elle sur le canapé — qui, il faut le dire, est très mal disposé pour qu’on regarde la télé à deux dessus, il y en a forcément un qui gêne l’autre, sauf lorsque nous nous tenions autrefois étroitement imbriqués) ; parfois je la regardais, mais je ne suis pas sûr qu’elle m’ait rendu à d’autres moments ces regards intimes. Dans sa combinaison si douce aux formes de son corps, et les jambes enroulées dans une couverture[3], elle gardait les yeux fixés sur l’écran. À certains moments, elle a même dormi : une situation d’intimité étrange, comme dans la confiance d’un vieux couple. Que tout cela participe à son mystère ! Même si je suis surtout le copain à qui on veut bien donner l’illusion d’être avec lui (et se la donner un instant ?) – mais avec qui on ne baise pas. Je l’accepte, parce qu’être avec elle, en sa compagnie, est tout de même mon désir, que le sexe est, en un sens, moins important que l’amour. Mais j’ai aussi conscience aussi que c’est nier ma masculinité. Me châtrer. Je l’accepte trop bien les problèmes viennent de là. Alors que les filles n’attendent qu’une chose, qu’on leur défonce le cul, clamerait Ermold et une partie de moi serait d’accord. Ah ! il est loin, le temps où j’étais « un amant merveilleux » ! Comment même y croire maintenant ? Pourquoi accepté-je de vivre des miettes qu’on me jette ?
Regardé tout de même ensemble Le Procès de Jeanne d’Arc de Dreyer, que je n’avais jamais vu, et qu’elle connaissait « déjà par cœur », évidemment, comme tous les autres Dreyer. Sa prétention à une culture de l’accumulation m’emmerde – ça m’a toujours emmerdé. Ce n’est que de la maladresse. Mais le film est en effet magnifique, dans le montage et le cadrage, les déplacements à l’intérieur du plan, la force des visages — et pas seulement celui, fameux, de Jeanne.
Rentré chez moi la queue basse, les yeux piqués de fatigue.
[1] Et c’est une bonne partie de ce que moi j’aime, Palace, les Tindersticks, le cinéma portugais, Sonic Youth, la littérature japonaise, le jazz après 1960, la musique contemporaine. Jeudi soir, elle disait « Mais si on vit avec quelqu’un, alors il faut supporter tous ses goûts ? ». C’était à l’évidence à prendre pour moi, le signe que nous ne pouvions être faits pour vivre ensemble (ce qui est vrai mais ne m’empêche pas de l’aimer comme un fou, justement pour ces différences outrées qu’à la vérité je ne supporterais plus sans doute rapidement — comme son caractère m’exaspérait, aussi parce que j’avais engagé notre relation sur le chemin sans issu du manque de confiance en soi qui ronge tout très vite).
[2] Et me dire que ça m’aidera à ne plus l’aimer, de la voir encore sans omettre de regarder ses défauts (même si je l’aime en dépit de ses défauts, presque pour eux, même, et que je ne voudrais pas cesser, comme tout amant malheureux). Je me rappelle l’avoir vue triste de m’entendre dire que je l’aimerais moins si elle devenait grosse ; elle l’avait lu comme un amour manquant de force ; c’était tout autant le refus de quelqu’un qui se négligerait (il y avait du vrai dans les deux — puisqu’elle veut être aimée sans avoir en quoi que ce soit à changer, qu’elle est égoïste, possessive et orgueilleuse malgré son apparente gentillesse). À la voir grignoter à tout bout de champ des gâteaux, du pain de mie, etc. depuis que nous nous voyons, et alors même qu’elle ne cesse de se préoccuper des régimes des magazines féminins (qu’elle s’intéresse à ça m’avait surpris d’ailleurs ; mais je la connaissais mal, Florence Lemoine, alliance la plus parfaite de l’idéal élevé et de la trivialité la plus basse), je l’imagine peut-être devenir très grosse lorsqu’elle aura vieilli. Elle est déjà grasse comme une femme de Renoir ; s’en porte bien. Mais si elle grossit encore, ce sera le signe d’une vie malheureuse. Déjà, je ne la crois pas très heureuse. Satisfaite de son sort, peut-être, même si je ne suis pas sûr qu’il faille la croire lorsqu’elle déclare ne demander que peu ; mais pas heureuse. Sinon, d’ailleurs, elle n’aurait pas besoin d’être tant poussée, rassurée. Sinon, elle n’aurait pas eu besoin de tomber à nouveau dans les bras de quelqu’un de « connu ».
[3] Plus pour que je ne puisse voir sa chatte à la dérobée que pour se protéger du froid.