Enfin un jour de tranquillité, où j’ai pu récupérer de la fatigue de ces derniers temps (les trois jours du weekend, le soir arrivé, je ne tenais plus debout — Ermold et Broerec non plus d’ailleurs) : levé à presque midi, et fait peu de choses — du moins significatives. Demain, il faudrait que je me remette sérieusement à ma thèse. Plutôt content de la venue de Sam ; j’ai souvent craint, pendant qu’il était là, qu’il s’emmerde ferme, et j’ai beaucoup stressé (déjà vendredi soir, lorsque son train est arrivé avec presque une heure de retard, et qu’ensuite je l’ai cherché comme un con dans la gare pendant une heure — et de plus en plus affolé). Mais il a eu l’air de ne pas regretter. Et ses bandes en libre-service comme son installation ont eu pas mal de succès ; heureusement, même, que nous les présentions, sinon le public n’aurait par moment pas eu grand-chose à voir ou à faire. L’installation, c’était un nid d’oiseau avec à l’intérieur un œuf dans lequel nageait un poisson, quelque chose qu’il a exposé cet hiver à la fondation Cartier (c’est chic) ; et on a trouvé l’endroit idéal pour le montrer[1] : un petit cabanon miteux dans le jardin du théâtre, où le sol était en terre. On a ainsi pu dissimuler toute l’installation de la pièce dans le sol, le boitier avec le vidéoprojecteur, le système d’aération, l’U-matic. Les gens ne voyaient qu’un petit nid sur le sol avec un œuf éclairé dedans, et nombreux sont ceux qui sont repartis persuadés qu’il y avait un poisson dans son bocal enterré sous le nid[2]. À part quelques poètes qui demandaient tout de suite « à quoi ça sert », la seule personne qui n’a pas aimé est… Florence, bien sûr. Elle n’est restée que quelques instants, et, vite, est partie en disant de sa petite voix têtue « ça ne me plaît pas. Ça ne me plaît pas ». De là à savoir pourquoi, c’est autre chose, elle ne donne jamais d’explications. Elle est venue tard le samedi, et je ne l’ai que peu vue (il paraît qu’elle m’a cherché pendant presque une heure, c’est ce qu’on m’a dit), mais j’étais content qu’elle vienne ; on devait se voir un peu plus les jours suivants, mais elle s’est décommandée comme à son habitude, dans de longues justifications téléphoniques. L’œuf de Sam avait un côté très poétique, c’est ça qui a plu au public ; mais ce que j’ai préféré, c’est l’étape de l’installation, qui, rejoignant celle de la conception, représente ce qui me semble le plus important dans l’art. On doit avoir l’idée, certes — en cinq minutes ou en un an, ça n’a pas d’importance ; mais au-delà, ce qui compte le plus, fondamentalement, ce ne sont pas les discours qu’on peut faire dessus, l’inscription dans l’histoire de l’art, le « symbolisme », etc. C’est la réalisation, le fait de mettre la main à la pâte : creuser un trou, régler le projecteur, cacher les fils, placer l’œuf de la manière adéquate : tout ce qui concourt à produire l’effet, le travail effectué pour ça. Et là, c’était d’autant plus intéressant qu’il y avait mélange entre une technologie sophistiquée et les éléments les plus basiques, puisqu’on s’est retrouvés à creuser le sol à mains nues par moments, lorsque c’était trop profond pour la pelle. Entre les deux, pas de vraie différence. Et rien que pour ce moment, j’étais heureux que nous ayons fait venir Sam. Après ça, l’ensemble de la manifestation aurait pu être plus palpitant, plus réussi (il y a tout de même eu cinq cents personnes, et des trucs très bien : un pique-nique électronique par Robonom, un concert acoustique de musique improvisée auquel participait Loïc au violon, et un « opéra core » halluciné inspiré — si l’on peut dire — de Starmania, et dont le texte était basé sur le principe du cut up[3]) ; mais nous avons rempli notre mission, et c’était pour moi le principal (vu que je me suis occupé à peu près seul de la venue de Sam, et que j’étais plein d’appréhension puisque c’était la première fois que je faisais ce genre de chose. C’est moins intéressant que d’être soi-même le centre de ce qui se passe, comme lorsqu’on est l’artiste, mais il y a tout de même une excitation du même ordre, le même sentiment d’être pris dans un maëlstrom, de ne plus s’appartenir vraiment).
Au Pannonica voir Silent Block, un groupe de musique improvisée électrique français. Allé seul, je n’ai trouvé personne pour m’y accompagner — et ils ont eu tort ; mais là-bas, retrouvé les gens de Kinex’ et de Le Marteau et l’Enclume, Véro, Pierre, Mélanie, Dan, Romain, Wilfrid, qui ne sont pas mes intimes, mais que je connais maintenant un peu. Des petits jeunes (pour les derniers) plein d’allant, fourmillant de projets aux confluents des genres. Nous n’étions de toute façon guère plus dans la salle. Un concert pourtant très intéressant. Quatre musiciens autour d’une très grande table sur laquelle s’amassent des monceaux d’objets, de bricolages les plus divers, plus ou moins en forme d’instruments de musique (une guitare primitiviste en bois très mal faite, une basse préparée, des éléments de batterie, une clarinette dont il ne reste guère plus que l’anche) ; tous ces éléments génèrent du son, il y a des micros dans tous les coins, des haut-parleurs à plat sur la table, dans lesquels on jette des coquillages, des grains de riz, des billes, il y a des machines à la Tinguely qui s’agitent lorsqu’elle sont mises en marche, d’étranges constructions sur lesquelles des cordes sont tendues, des bras articulés. Mais (à part la batterie, et encore), rien d’acoustique : chaque musicien a une table de mixage et d’équalisation, des pédales d’effet, et triture les sons que ses objets produisent. C’est sans doute bien sur disque, mais les voir jouer est essentiel. Là encore, le caractère technique de la musique apparaît d’autant plus nettement qu’on est moins parasité par l’héritage culturel des « vrais » instruments et des repères de la tonalité : on voit les musiciens jouer (et ça se rapproche d’ailleurs du jeu enfantin, puisqu’il s’agit souvent d’agiter ou de triturer), produire les choses — d’autant plus que nous étions placés autour d’eux et qu’on pouvait se déplacer : intérêt de connaître différentes perspectives — moins pour le son que pour ce qui se voit. Et la musique est là autant à voir qu’à écouter, en quelque sorte ; voir comment elle est faite. Cette manière de sortir des sons d’objets du quotidien (même s’ils ne sont pas dans leur état « naturel ») m’a fait penser aux quelques bandes de Sam où sa caméra se contente d’enregistrer en plan séquence des mouvements d’objets banals — un mètre qui se déroule dans un bidon métallique, un sac poubelle qui s’ouvre, un bouchon d’oreille malaxé qui reprend sa forme[4] ; son travail consiste beaucoup à regarder les objets (ou des parties du corps), à leur donner, sinon une vie[5], une autonomie : il regarde le monde avec un œil neuf, qui le recrée sans le réduire à cette recréation — et c’est en ce sens que son travail est poétique. Chez Silent Block, l’intervention est beaucoup plus nette, ils ne se contentent pas d’enregistrer des sons qui viendraient des objets, mais il me semble y avoir un certain rapport à la musique concrète, et c’était l’intéressant. C’est lorsqu’ils faisaient de trop nettes référence au rock — qui plus est seventies[6] — qu’ils m’ont semblé le moins convaincants (on voit bien que c’est de là qu’ils viennent, rien qu’à leur look), ça tombait comme des cheveux sur la soupe — en revanche, qu’il y ait par moment un soutien rythmique, de la répétition, de la pulsation m’a aidé à voir plus clair dans la musique ; et c’est de toute façon ce type de mélange qui m’intéresse.
Cet après-midi, j’ai gravé l’album de Moby, dans un genre tout à fait différent. Depuis quelques mois, c’est un disque qui a un succès monstrueux. Je ne l’avais jamais trop écouté. Son principe (pour les morceaux les plus remarquables) et d’avoir samplé des vocaux anciens, du type de ceux qu’ont enregistrés les Lomax dans la première moitié du siècle, puis de les orchestrer avec de l’électronique, des guitares, des grosses rythmiques hip hop. Les premières fois, j’ai pensé que c’était à chier (je l’ai même écrit à Clément) ; que le seul intérêt était la qualité des vieilles chansons qui servent de bases, comme l’estime Loïc. Mais j’ai tout de même fini par me laisser prendre au charme : en particulier à la fête de Marc Ausone lorsque le DJ en a passé deux à la suite. Je me suis dit qu’il fallait ranger son intellectualisme, pour jouir simplement de ce plaisir, qui pour être simple, n’en est pas pour autant méprisable. Ce n’est certainement pas un disque de grande envergure, mais il est agréable — et m’a donné envie de connaître les enregistrements originaux.
[1]Au dernier moment. Toute la semaine, Ermold et moi avons flippé à ce sujet.
[2] Une des choses fatigantes était de devoir sans cesse les accompagner pour veiller à ce qu’ils ne cassent rien, et même, ne touchent pas à l’œuf — les adultes comme les enfants (adultes qui face à ce petit truc étrange, le redevenaient).
[3] Loïc et moi avons forcément pensé à #3 de Diabologum, mais c’est un disque qui reste plus dans les limites du rock classique (ce qui n’est en aucune manière une façon de diminuer ses qualités — qui sont immenses ; seulement, là, on était dans autre chose).
[4] Une pièce qui m’a mis mal à l’aise, à cause du caractère phallique de ce petit objet pris tellement en gros plan qu’on ne sait pas ce que c’est ; ça ressemble trop à une érection monstrueuse (et au premier sens du terme, c’en est une).
[5] Comme dans la bande où un magnétophone se suicide : il commence par enregistrer sur l’appareil un hurlement, puis rembobine la cassette, enclenche la lecture, et le jette du haut d’une tour. Au départ, je n’avais pas du tout compris, je me disais que c’était n’importe quoi : jusqu’à ce que je comprenne que l’objet était au centre de la vidéo, pas l’homme qui crie. Cette découverte m’a permis de saisir la cohérence de son travail (grande, et c’est en partie ce qui fait sa qualité) ; ainsi que de réfuter — ainsi qu’il le fait lui-même — la parenté qu’on fait avec Sorin : ce dernier s’intéresse beaucoup plus à l’homme, à l’homme occidental contemporain avec ses névroses et son rapport au corps, ainsi qu’aux histoires familiales. Lorsque Sam avait rejeté cette parenté, au téléphone, j’avais commencé par dire oui oui pour ne pas le contredire, et par ignorance, mais je vois qu’il a raison. Même si par ailleurs, un humour qu’on pourrait (hâtivement) qualifier d’absurde les lie.
[6] Mais ça montre aussi que faire du bruit dissonant avec une guitare (fût-elle plus ou moins préparée) en hurlant trouve ses limites ; c’est pourquoi, d’ailleurs, les disques de Sonic Youth ne me passionnent plus trop depuis quelques temps — depuis Washing Machine, pour être honnête — et que je n’ai même pas acheté le dernier, celui sorti il y a un mois.