Réveillé tard, et mis Roots de Sepultura ; besoin d’écouter quelque chose de sauvage.
Terminé À La Merci d’un courant violent, de Henry Roth, que j’avais emprunté à Radulphe dimanche lorsqu’on est allé voir la finale chez lui (toujours attiré par les bouquins des autres, comme par leur assiette au restaurant — mais déçu ensuite, si je les emprunte de ne pouvoir les agglomérer à ma collection[1]. Ce que j’apprécie, c’est que ça fait, lorsque je les rends, des sujets de conversation qui sortent de l’ordinaire ermoldien — pour prendre un qualificatif général ; à l’Atomixeur après la demi-finale, on avait ainsi longuement parlé du roman de Brett Easton Ellis[2]). Intéressant, mais je ne sais pas si j’accorderais à Roth une place parmi « les plus grands écrivains américains du XXe siècle », comme semble le dire la critique, à la seule lecture de ce livre-ci. En tout cas, c’est un type à l’histoire qui mérite d’être racontée — et que je n’aimerais pas vivre. Il a écrit un premier livre dans les années trente (il avait vingt-six ou vingt-sept ans), aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre, mais très vite, celui-ci n’a plus eu aucun écho. Et Henry Roth a cessé d’écrire, pour exercer une légion de petits métiers. Lorsque le livre a été redécouvert dans les années 60, beaucoup pensaient que son auteur était mort depuis longtemps. Le succès que sa réédition a alors rencontré a permis à Roth d’aller s’installer dans le Sud-Ouest des États-Unis, et lui a peu à peu redonné le goût de la littérature ; c’est ainsi qu’il en a écrit deux nouveaux (À la Merci d’un courant violent est le premier des deux) à partir de la fin des années 70 : c’est-à-dire un demi-siècle après le premier, alors qu’il n’était déjà plus qu’un vieil homme malade (c’est ainsi qu’il se décrit) — et ceux-ci ne sont même parus que très peu de temps avant sa mort, en 1995.
Dans ces livres, il s’attache à faire revivre son enfance et son adolescence, ses trois ouvrages se suivant en gros de façon chronologique. La forme est romancée (les noms au moins des personnages sont modifiés[3], la narration se fait, pour l’essentiel à la troisième personne), mais Roth cherche cependant une description exacte de la vie d’un gamin pauvre[4], immigré du Yiddishland dans l’East Side new-yorkais, puis à Harlem, s’efforçant même souvent de reproduire le parler familial, émaillé de mots ou même de phrases en yiddish, et torturant la syntaxe de l’anglais pour la faire entrer dans le moule de la langue natale. Le racisme ambiant contre les Juifs est à toutes les pages, souvent venant des Irlandais que le petit Ira côtoie — autres immigrés entassés dans des immeubles modestes : mais dans cette période d’intense immigration, une antériorité de quelques années en Amérique, ou le fait d’en parler déjà la langue, sont toujours un avantage, qui efface les signes les plus forts de l’étrangeté. Mais ce racisme, ainsi que la volonté de s’intégrer, et même d’effacer sa judéité, conduisent à ce paradoxe que la façon dont le narrateur présente les Juifs n’est souvent pas tendre, et donne d’eux une image assez défavorable — petites gens inadaptées, ne parvenant pas à réduire le décalage avec la société où ils se sont installés, et qui, sans doute reproduisent la mentalité de dominés que des siècles de mise à l’écart dans la Galicie d’où ils viennent ont forgés. Aussi milieu de gens qui ne sont réputés que penser au bizniss, au Geld — d’où l’évasion du petit Ira dans les contes de fées et les romans d’aventure, qui à la fois l’immergent dans un univers où les préoccupations n’ont rien à voir, et à la fois, font qu’il se sent enfin comme les autres, comme les Chrétiens. Et l’écriture, dans la vieillesse d’Henry Roth, consiste aussi en la reconquête de cette identité qu’il niait — du moins en un examen serré de ce pourquoi il la niait.
L’enjeu de l’écriture ne se situe cependant pas là. Il tourne beaucoup plus autour de la famille, et du rapport avec elle, tellement difficile que toute la personnalité de l’écrivain en a été névrosée. Et peut-être fallait-il alors tout ce temps pour qu’il puisse y revenir. Le monde juif, c’est ici en effet surtout le père et la mère ; Pa, petit homme médiocre et que sa médiocrité rendait violent ; Ma, mère trop aimante, dont le garçon ne parvenait pas à se détacher. Le livre ne cesse de tourner autour de la question très œdipienne de la haine du père et de l’amour pour la mère, tout en l’évitant, et se plongeant dans les menus faits de la vie quotidienne, se focalisant sur la précision de dates dont l’importance est en fait douteuse. À la Merci d’un courant violent, c’est, en creux, l’histoire d’une émergence à la sexualité perturbée. En creux, parce que c’est en fait d’inceste qu’il est question ; d’inceste et de castration (sinon, pourquoi Ira raconterait-il ces scènes où il se fait serrer dans les coins par des pédés, qui font de la sexualité un dégoût violent ?). L’inceste ne se révèle vraiment que dans le tome suivant (que je ne connais pas), où Ira révèle qu’adolescent, il forçait sa sœur plus jeune à coucher avec lui. Ira, donc Henry Roth. Affreux secret porté toute sa vie, et occulté jusque dans ce roman-ci, puisqu’à aucun moment Ira ne laisse entendre qu’il est autre chose qu’enfant unique[5]… On comprend qu’il ait fallu plus de soixante-dix ans pour l’assumer — à l’âge où est toutes mes hontes j’eus beues, comme se termine la citation de Villon que Roth tronque jusqu’aux ultimes pages du livre. Cela fait sans doute d’Henry Roth un écrivain plus grand, même dans ce livre, que ce que j’ai dit plus haut ; d’écrire ici en approfondit ma compréhension. Mais c’est aussi là que le roman est moins convaincant : parce qu’il met en scène de façon explicite ce dévoilement repoussé du secret, d’une façon qui me paraît maladroite. Les pages se partagent entre le récit de l’enfance et les réflexions présentes du narrateur (en corps plus petit), ou son dialogue avec son ordinateur, projection de sa conscience, et j’y vois une manière un peu trop lourde de composer.
(peut-être moi-même travaillé par des secrets qui me gênent) j’en suis resté à l’aspect le plus superficiel du livre : et j’ai eu envie de me replonger dans les États-Unis des années 20. J’ai pris Babitt, de Sinclair Lewis, qui traînait depuis quatre ans dans ma bibliothèque. J’aime beaucoup le premier paragraphe :
« The towers of Zenith aspired above the morning mist; austere towers of stelle and ciment and limestone, sturdy as cliffs and delicate as silver rods. They were neither citadels nor churches, but frankly and beautifully office-buildings. »
[1] Grandir, grandir, en faire toujours plus, toujours plus fort ou plus long : ma névrose typique.
[2] Qui mériterait un long développement, tant il est riche et complexe (c’est le moins qu’on puisse dire). Je reviendrai dessus si l’occasion se présente.
[3] Et ne sont pas les mêmes dans les trois. Le protagoniste s’appelle Ira dans celui-ci, mais David dans le premier.
[4] Il parle même de misère, mais on ne la ressent pas comme telle.
[5] On ne peut que penser à Proust effaçant de La Recherche… son frère pour mieux accaparer pour lui seul la figure de la mère.