Vendredi 8 septembre 2000, Nantes

Hier soir, j’ai été invité à passer chez Philippe et Manue, et suis resté jusque très tard discuter avec Manue, une fois que Philippe a été parti se coucher, et j’ai d’ailleurs fumé ses cigarettes et bu son whisky sans vergogne. De ces conversations substantielles (pour reprendre l’expression de Balzac) comme je n’en ai pas assez souvent[1]. Terminé par évoquer en détail nos thérapies respectives. J’ai, si l’on peut dire, été rassuré de savoir qu’elle sentait les mêmes résistances que celles qui m’entravent — qui ne nous font parler presque que par le raisonnement.

Je ne suis pas rentré en trop mauvais état, mais l’esprit néanmoins brouillé, plein de confusion. J’ai traîné sur internet, puis me suis branlé dans mon lit, la tête lourde, et sans vrai désir pourtant (je n’arrive plus à tenir cette promesse que je m’étais faite de ralentir la fréquence de mes masturbations à pas plus d’une fois tous les cinq ou six jours). Ce matin, malgré le réveil, la radio, je n’ai pu émerger, l’intérieur décomposé, que lorsque onze heures ont eu sonné. J’ai juste eu le temps de me laver un peu et de m’habiller pour ne pas rater mon rendez-vous chez le docteur Moreau. Et là, j’ai été bien en peine de lui parler. Je ne voulais pas trop entrer dans les détails. Heureusement, pour une fois, il a pris les devants pour analyser ce silence, équivalent ici à cette difficulté où je suis de « laisser parler mon cœur ». Il y voit la même chose que cette affreuse difficulté à « présenter » ma thèse à mon directeur (ainsi qu’à me laisser aller à écrire) ; à cela j’ai ajouté la pusillanimité dans mes relations féminines — celle qui me fait parfois tomber dans la faiblesse du fantasme de l’homosexualité, où il suffirait de se donner ; sous cet aspect féminin que me trouvait Sonia, il y a surtout la difficulté à s’assumer comme garçon, selon la position traditionnelle qui lui est dévolue (et peut-être parce qu’elle vacille dans l’ensemble de la société — le refus du travail en est un symptôme corollaire à mon avis). Mais dans cette affreuse difficulté, il doit aussi y avoir de la complaisance ; sans doute n’est-ce pas pour rien que je lui ai demandé si mon attitude pourrait être comparée à celle du gamin qui demeure couché dans les draps qu’il a inondé de pisse pendant la nuit : c’est à la fois désagréable et douillettement chaud (enfin au début, je suppose). On doit pouvoir tirer plus de cette référence aux excréments, mais je ne suis pas très fort à ça. Peut-être quelque lecteur aura-t-il des idées ? On dit souvent que ça a un rapport avec l’argent : des études psychiatriques montrent que souvent des vieux qui se sont retenus toute leur vie, épargnant sans se donner de plaisir, et n’ayant plus le loisir de dépenser cet argent amassé, se soulagent à tout va de leur merde, dans une ultime folie dépensière. On dit aussi que le pouvoir de retenir ou non ses excréments est le premier que possède l’enfant vis-à-vis de ses parents… Mais quel gain pour moi y aurait-il à agir ainsi, à me retenir pour moi-même, en quelque sorte ? À moins qu’il ne faille comprendre que j’en suis encore à ce stade d’enfance par rapport à des parents (plus « fantasmés » alors que réels). Je peux comprendre surtout cette incapacité où je me trouve d’agir comme la peur que mes actions ne soient pas à la hauteur de ce qu’ambitionne mon narcissisme (une sorte de toute-puissance) : et se masturber est certes un acte de haut narcissisme. Mais cela, il y a longtemps déjà que je le comprends : pourquoi, alors, ne puis-je l’intégrer en moi, le faire mien au plus profond (de cette difficulté à dépasser la raison nous avons parlé, Manue et moi) ? Où est le nœud qui me retient, comment l’identifier ? Comment changer — comme changer de couche pour qu’on nous en mette une propre, ai-je eu envie d’ajouter, sans bien savoir où cela peut me mener (je tourne bien autour des excréments… je leur consacre d’ailleurs pas mal de temps dans la journée — excusez-moi de ces détails plus que triviaux ; je vais chier, et mou en général, plusieurs fois par jour, et je pisse sans arrêt : parce que j’ingurgite de grandes quantités de liquide et que je crois ma vessie exigüe, mais qui sait s’il n’y a pas des raisons moins physiologiques ?).

            La séance durant, j’ai eu à l’esprit La Duchesse de Langeais, que j’ai fini ce matin, un des plus beaux Balzac qu’il m’ait été donné de lire (mais à y bien réfléchir, Balzac est vraiment grand. Depuis que j’ai réussi à le comprendre, alors que j’étais en fac, j’ai dévoré tous ses volumes qui me sont tombés entre les mains. L’ambiance de ses livres, très homogène au fil des volumes, lui est très particulière, et elle enlève le lecteur dans une toile d’intelligence et d’élévation de vue. Pour moi, son monde est presque aussi dense que le réel, et parfois plus. Sans doute est-il plus « romanesque », époque oblige, peut-être, mais il imprègne l’esprit d’une présence aussi fort que Proust — qui, je crois, le révérait). Je n’ai pu m’empêcher de noter, au fil des jours, certaines formules qui m’ont semblé particulièrement marquantes, et pour être juste, il aurait fallu en prendre beaucoup plus. Mais c’est l’histoire d’amour paroxystique qui reste la plus belle. Et comment n’y ai-je pas vu, à nouveau, des correspondances avec ma propre histoire présente — et qui se répète sans fin depuis des années ? Florence Lemoine n’a sans doute pas la duplicité de la duchesse de Langeais, mais elle a certainement sa coquetterie, et je suis, moi, aussi minable qu’Armand de Montriveau avant qu’il ne se « venge », aussi prompt à me laisser berner, à me contenter de la moindre faveur minuscule ! Comment, moi, pourrais-je bien faire pour faire que Florence tombe à nouveau amoureuse de moi ?[2] (ce qui est plus difficile que de la conquérir une première fois). Comment s’en sortir puisque c’est complètement illusoire ? Et puis est-ce de l’amour que je ressens, ou seulement de la passion, celle qui selon Balzac peut s’éteindre ? Voilà qui repousse encore la moindre résolution. Comment moi-même être sûr de ne pas donner dans la coquetterie ?

La situation, en tout cas, ne peut plus durer. J’ai trop hésité le dernier weekend à me déclarer, le désir s’en faisait trop pressant. Surtout que d’entendre que nous avions dormi ensemble, et qu’elle était à moitié nue, finalement pleine d’une sorte de chatterie dont l’innocence ne pouvait que s’arrêter à la porte de son inconscient, le docteur Moreau y a vu une castration qu’elle m’imposait — et que j’ai confusément ressentie comme telle. Ça ne peut plus durer. Il y a déjà trop longtemps que le doigt est mis sur cette question pour qu’il ne soit pas tant enfin d’en sortir.

Comme souvent après les consultations, rien fait de la journée. Ma fatigue de la veille ne peut tout expliquer. C’est que cela doit travailler en moi : mais pour quel résultat ?

 

Il semble bien que les autorités russes aient menti sur toute la ligne à propos de l’accident du Koursk ; et on comprend leur embarras, si ce dont on commence maintenant à parler est la vérité : le sous-marin aurait été touché par erreur par un missile lancé du croiseur Pierre-le-Grand, qui était lui aussi en manœuvres dans la mer de Barents — et avait à son bord à ce moment l’amiral de la flotte du nord. De ce fait, les spéculations faites un temps sur la possible survie des marins n’avaient aucune chance de s’avérer (et la marine aurait commandé en secret cent vingt cercueils dès le lendemain du drame). On dit que la marine, et l’ensemble des infrastructures militaires russes, sont dans un tel état de délabrement, que ce genre de catastrophe ne pouvait qu’un jour ou l’autre arriver.

 

Pas de carte de Florence au courrier ; la boîte est restée désespérément vide. Elle n’a pas saisi la perche que je lui ai tendue en lui en envoyant une à mon retour de Paris. Elle n’a pas appelé non plus.

[1] Déjà avec Philippe, plus tôt, nous avions longuement parlé de ma thèse et de son sujet ; et avant de les rejoindre, j’avais échangé à la terrasse du Flesselles des propos pointus avec Jean-Jacques Morice sur la musique ; sa vaste connaissance du rock actuel m’étonne toujours. Il était en compagnie de Ténèbres Secrets, très belle autant que secrète encore une fois.

[2] Sans la tragique résolution qui l’entraîne chez la duchesse, évidemment.