Lundi 2 octovel 2000, NnnNantes

Soirée avec Ermold au bar. Je ne peux imaginer passer une journée sans voir un ami (c’est ce que je lui ai dit). Ce serait différent si j’étais avec une fille. Mais seul, le même type de sentiment me pousse à aller retrouver mes amis — et particulièrement Ermold, qui est pour le moment mon meilleur ami ; mon double. Sur le chemin pour aller le retrouver au Flesselles, j’étais pris d’une allégresse comparable à celle qui m’étreint lorsque je me rends chez une fille que j’aime, une envie de rire bêtement. Il se trouve que là c’était lui, mais j’avais besoin de le voir. Résultat, vu que j’écris à minuit passé, je ne vais pas travailler (d’autant plus que j’ai bu : c’est rituel) ; ce que j’aurais fini par faire si j’étais resté. Mais de deux nécessités, celle de sortir était la plus naturelle des deux et a pris le pas sur l’autre. Qu’aurait été ma journée autrement ? Six heures de cours, de la voiture un bon moment pour m’y rendre et pour en revenir, quelques paroles avec mes parents, la longue recherche d’une veste avec Maman dans un magasin à Atlantis… J’avais besoin de la compagnie d’un esprit comme le mien (raison pour laquelle je n’ai pas appelé Broerec, par exemple : je me détache de lui — sous l’influence d’Ermold et Radulphe, qui le trouvent maintenant « idiot » ; mais ça me permet de me rendre compte que je me force un peu depuis le début avec lui. Je suis trop peu naturel avec lui, parce que nous sommes trop différents. Un fait plus qu’un jugement ; je lui garde ma sympathie — plus qu’il ne conserve celle d’Ermold, qui a maintenant des propos durs pour lui, un peu trop méchant : c’est l’éternel problème du retour de balancier ; que je connaîtrai peut-être moi aussi). J’ai pourtant acheté une veste avec Maman, donc, un cadeau que Papa et elle devaient me faire depuis longtemps, et que j’avais complètement oublié ; j’étais gêné de la voir dépenser 750 F pour moi, d’autant plus que j’ai mis un temps fou à me décider — mais ça vaut mieux, vu que j’ai souvent acheté des vêtements sur un coup de tête que je n’ai ensuite jamais mis parce qu’une fois sorti du magasin ils ne me plaisaient plus ou, pire, ne m’allaient pas vraiment (étaient souvent trop grands) : je me souviens d’un pantalon à carreaux il y a quelques années ; ou des tennis Nike crème achetés cet été, et avec lesquelles je me suis ensuite tellement trouvé un air de racaille que je ne les ai pratiquement jamais portées) : j’ai craint une bonne demie heure que les deux vestes qui me déplaisaient le moins ne soient pas assez in — non que je craigne le regard des autres, finalement, parce que les autres ne nous regardent pas tant que ça (pas à nos habits), mais parce que je n’étais pas sûr de les porter avec l’assurance nécessaire pour que personne ne remarque rien. J’ai fini par me décider pour celle que Maman trouvait la mieux coupée, celle qui d’après elle m’allait le mieux, une veste d’un gris presque anthracite en laine, et elle était contente, parce qu’au prix normal elle coutait tout de même 1700 F, et que c’était une Monsieur de Fursac. Et je l’ai mise pour aller au Flesselles, et Ermold et Loïc ont remarqué que c’était un vêtement élégant, et m’ont charrié là-dessus. Au final, j’en suis donc assez content.

Hier au téléphone, Ermold m’a raconté sa soirée de samedi, lorsque j’étais au Pannonica ; avec Radulphe et Wolbodo au Bar du coin (qu’Ermold appelle Le Bon coin – il lui arrive encore d’appeler l’Atomixeur le Saguaro, comme si nous étions encore l’année dernière), comment ils auraient rencontré une petite nana hyper chaude qui aurait commencé à masser le sexe de Wolbodo en lui clamant qu’il était super beau, ce qui aurait eu le don de le mettre dans un état de gêne pas possible, lui qui fait pourtant partie des plus grands baiseurs ; puis, apprenant, dit-il, qu’elle était prof de français et avait fait des études de lettres à Nantes, ils ont parlé des profs (conversation emmerdante par excellence). Aucun ne l’avait marquée. Mais elle se serait soudain exclamée qu’en revanche, elle se souvenait d’un étudiant qui surpassait tous les autres : moi… Ça les aurait fait rire comme des baleines, mes trois compères, d’autant plus lorsqu’ils lui auraient dit qu’ils me connaissaient très bien. J’en suis le premier étonné, mais, pour l’hyperbolique Ermold, pour autant que ce soit vrai, « J’étais une véritable star, un vrai sex symbol ». J’étais l’inverse, timide et effacé (et le suis toujours)… Elle aurait surtout dire « brillant », ce que je croirais plus volontiers, malgré les déformations dues à l’alcool (la demoiselle avait pas mal bu elle aussi il semble) Mais pourquoi pas après tout ? Depuis quelques temps je commence à me dire, lorsque des filles dans la rue me regardent de façon ostensible, que c’est parce que je dois être pas mal, ou pas trop mal — avant, j’avais tendance à penser que je devais avoir une miette de pain encore collée sur le coin de la bouche, ou l’air particulièrement idiot ou con. Je n’en suis pas encore à les aborder pour leur dire un truc drôle, ni même à leur sourire de mon plus bel air de dragueur, mais il y a un progrès — enfin je sais ce que je donne ensuite au pieu, j’en ai eu tout de même l’expérience mitigée avec Florence cet hiver. Ce soir nous n’avons pas abordé ce sujet, qui nous a semblé avoir été épuisé ; et Radulphe n’a pas répondu à mon message lui enjoignant de nous rejoindre. Il m’a plutôt parlé de ce qu’il avait retrouvé ses écrits autobiographiques ébauchés ces sept dernières années : ils accumulent les récits de bitures et les conneries. Je lui ai parlé à nouveau des miens (ces Notes), qui, dans un style sans rapport, moins surréaliste et poétique, n’en sont pas bien loin. S’il devait les publier un jour, lui appellerait ses textes L’Arbre à dégoût, un thème qui revient souvent : poétisation dont je suis incapable. Je reste, moi, nettement plus terre-à-terre. C’est comme ça, j’écris au fil de la frappe de mes doigts sur le clavier, sans chercher à enjoliver particulièrement, me laissant entraîner par le flux des pensées, des mots, des idées, qui s’enchaînent de façon plus ou moins heureuse. C’est pour moi beaucoup moins difficile que les quelques « nouvelles » que j’ai pu produire ; de la même manière que mes poèmes (et c’est pourquoi j’en écris peu) me viennent d’un coup, et sont presque entièrement rédigés d’un seul jet, à peine amendés ensuite de corrections mineures. C’est plus de l’inconscient à l’œuvre que du travail littéraire — si tant est qu’il y ait entre les deux une différence essentielle.

Fini au Rital, rue Joffre, manger une pizza sur le coup de onze heures (ce qui fait que je rentre plein et un peu saoul, vu que j’avais déjà enquillé vite fait trois bières au Flesselles — moins que quand Erik Satie sortait avec Cendrars : leur base était six demis). Parlé du magazine sur internet dont Marie-Charlotte l’a chargé dans le cadre de sa start up ; je lui ai donné des idées ; du moins, je l’ai renforcé dans celles qu’il avait, qui sont intéressantes (quoi que le projet puisse donner : je reste dubitatif — c’est tellement la poule aux œufs d’or, internet, en ce moment, si on écoute les gens, qu’il y a nécessairement pas mal de poudre aux yeux là-dedans). Parlé aussi de ce qui était récurrent dans ses vieux écrits, l’impression de ne pas avancer, de ne rien créer. Mais c’est qu’Ermold est sans doute avant tout un garçon de parole, une sorte de griot occidental, capable d’envoûter les gens par la seule force de sa parole ; bien plus qu’il n’est capable d’écrire, il est trop feignant pour ça (comme moi) ; c’est la personne la plus bavarde du monde, un vrai moulin à paroles, un « bavoux », comme il le dit lui-même — Radulphe aime raconter qu’une fois, il le ramenait en voiture complètement cuit, et qu’il continuait de parler en vomissant par la vitre de la voiture. Seulement, c’est dévalorisant, parce que dans notre culture de l’écrit, il faut faire du papier, publier : laisser de la trace. Sinon, on n’est rien. Vue notre mentalité, c’est difficile à accepter, ou même à « prendre en compte », mais combien de Châteaubriant ou de Victor Hugo dans les empires du Mali ou du Dahomey, depuis le XIIe ou le XIIIe siècle ont déployé leur génie sans laisser de trace au-delà de leur vie, et du souvenir qu’en ont eu ceux qui les ont écoutés ?