Lundi 9 octobre 2000, Nantes

Invité hier soir à Guérande à une petite fête chez les parents de Mathieu pour fêter ses trente ans. Une drôle d’idée qui est en train de faire son chemin, après que la même chose se soit passée pour Mathix cet été. La différence était, là, que le principal intéressé n’était au courant de rien. Ça m’a permis de connaître ses parents, de voir une de ses deux sœurs que je n’avais jamais rencontrée (sa famille est nombreuse, ils sont six enfants). La sauce n’a pas vraiment pris ; c’est en tout cas mon impression, peut-être parce que j’étais fatigué, et parce que nous ne sommes pas partis tard. Aussi parce que je crains ce genre de rassemblement, ça n’étonnera pas. Ses parents avaient réunis quelques-uns de ses vieux copains perdus de vue[1], et quelques-uns de ses amis actuels : donc nous. Loïc et Coline, Mathix, Philippe et Manue, moi (Jenny, cela va sans dire) ; Joris serait venu s’il n’était parti à Cambrai. Comme il fallait s’y attendre, on a eu du mal à ne pas rester entre nous, sans que ça aille jamais bien loin dans les échanges avec les gens qu’on ne connaissait pas. On n’a pas le temps de faire connaissance (si on le désire), et je ne trouve pas ce type de relations très intéressant. Je n’ai rien contre le fait d’entrer en contact avec des inconnus ; mais plus les circonstances de la rencontre sont prévues, moins ça marche. Le hasard fait mieux les choses. Je n’étais donc pas vraiment dedans, ne me suis pas senti très à mon aise. En plus, il s’agit de se confronter à l’Autre, ce n’est pas très facile, même si ce sont des Autres gentils (mais je n’aime finalement pas trop non plus ces circonstances de joie trop prédéterminées que sont les « fêtes », j’ai de la difficulté à m’y associer : alors que, pour le présent exemple, j’ai une grande affection pour Matt). Pour être clair, et aussi dommage que certains puissent le trouver, j’ai de la difficulté à sortir de mon petit milieu. Je dirais même que ça ne m’intéresse même pas trop ; je ne trouve pas que ce soit suffisamment des occasions de s’enrichir. Dans la pratique, je suis vraiment de droite…

Étonnant de constater comme les enfants de la famille sortis de l’adolescence sont différents de gens comme moi : leurs parents ont fait des études poussées, mais eux ont une allure très populaire. Je ne m’attendais pas à rencontrer des bourgeois à chemisette à carreaux comme mes cousins, puisque les parents de Mathieu ont tout lâché pour ouvrir une épicerie biologique à une époque où ça ne courait vraiment pas les rues (et sont très engagés dans l’écologie[2]). Peut-être est-ce parce que la famille n’a jamais eu d’argent ; mais il doit y avoir autre chose, c’est un type de parcours familial que j’ai déjà observé plusieurs fois.

Couché à Méliniac. Maison vide, solitaire. Mais il faudrait que je retourne m’y installer quelques jours.

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Vu Esther Kahn, le nouveau Desplechin, avec Ermold au Katorza. Un film qu’il a tourné à Londres, en anglais ; attendu longtemps. C’est également un film en costumes, puisqu’il se passe à la fin du siècle dernier. On sent bien que ça a imposé des contraintes particulières, qui participent d’une réflexion sur ce genre, mais ce n’est pas non plus essentiel. Rien à voir avec un film historique ; c’est d’abord lié au fait que le scénario est tiré d’une nouvelle qui se déroule à cette époque (une nouvelle d’un certain Arthur Symons). Ce qui marque l’époque, au-delà, nécessairement, des costumes — mais qui n’en rajoutent pas — c’est le choix des extérieurs d’abord : et là, on sent que Desplechin n’a pas cherché à faire de la reconstitution à outrance. Les plans de Londres au début du film (qui évoquent ceux de Bruges au début de Comment je me suis disputé…) se cantonnent à des vues de ruelles étroites et sombres, et à des plans d’immeubles, pris la plupart du temps assez haut, et qui demeurent brefs ; c’est un déroulé de plans dont l’ensemble forme une géométrie perturbée, sur des façades anglaises de brique sombre, parfois passées en blanc au badigeon, des murs lépreux, des fenêtres condamnées. Ils servent à l’évocation du passé plus qu’à la description précise : pas d’ambiance de rues populeuses, ni rien de ce genre ; pas de signes historiques directs (le fait qu’il ne subsiste sans doute pas grand-chose du Londres du siècle dernier a dû aussi jouer son rôle : mais de la contrainte est sortie une séquence intéressante, plastiquement belle). Ce sont souvent des plans rapprochés, de même que dans la suite du film — par exemple lors d’un embarras de fiacres dans une rue : on passe d’un plan plongeant pris d’une grue à d’autres qui serrent les personnages de près, et montrent la confusion de la situation sans s’appesantir sur le décor. Le contraire de la grande fresque — que le sujet n’appelait de toute façon pas. Et puis pour l’essentiel, les scènes se passent en intérieur ; sur des scènes de théâtre souvent, à partir du tiers du film ; dans le logement exigu de la famille Kahn dans la première partie. Et c’est là que se marque une seconde fois l’époque du récit, par le choix des éclairages, qui s’attache à rendre la lumière très jaune et comme étouffée des lampes à pétrole, et la semi-pénombre dans laquelle sont plongés les moindres recoins. De nombreux plans sont ainsi sombres au début — mais sans cette réflexion blanche de la lumière égarée sur des sols urbains humides, qui caractérise depuis longtemps les polars et les films de science-fiction.

Le film raconte l’histoire d’une jeune fille juive dans une modeste famille de tailleurs, qui vit silencieuse, renfermée dans son monde, et observe les autres comme venue d’ailleurs — sa mère dit un moment, alors qu’elle semble égarée dans cette soirée de famille autour de la lampe (elle se tient en retrait assise, rêveuse, sur un lit, quand tout le monde est assis à la table à rire et parler) qu’elle n’est pas humaine, mais un petit singe qui a pris apparence humaine (parce qu’elle imite les mimiques des autres). Et pour elle, tous ces gens sont en définitive des étrangers. Elle ne ressent rien pour eux, et même, ne les voit pas vraiment : ce que montrent dans cette séquence des plans superposés où les silhouettes s’effacent de l’image, comme des fantômes, ou des simulacres. On la voit d’abord enfant, puis jeune adulte, vers vingt ans, au moment où elle se découvre une fascination pour le théâtre, lorsqu’elle va voir au théâtre juif d’exécrables pièces en yiddish. À partir de là, son seul objectif est de devenir actrice. Se suivent alors les séquences de tout apprentissage. Le casting pour une figuration, fait en cachette de ses parents ; la difficile révélation de son désir ; le premier argent gagné, qui lui permet de louer une chambre dans le Strand (beaucoup plus lumineuse que la demeure familiale étriquée, mais dans laquelle, une fois seule, elle ne fait que s’asseoir par terre, coincée contre le mur) ; le départ de la maison, accompagnée par son père, ce qui donne l’occasion d’une scène bouleversante de beauté retenue ; les cours dispensés dans un théâtre vide par un vieil acteur qu’un metteur en scène présente peu avant comme « mauvais » (Ian Holm, à la fois très bon et un brin prévisible dans le rôle du vieux sage)[3] ; les premiers rôles : jusqu’au rôle principal dans Hedda Gabber d’Ibsen, qui clôt le film. C’est donc le récit d’un apprentissage.

Mais c’est bien plus que ça. Et c’est là que le film est devenu pour moi le plus convaincant. C’est l’histoire d’une ouverture au monde, avec ce que ça implique de bonheur et de souffrance intense — puisque c’est par la souffrance, celle d’une jalousie violente, que la clef qui enferme Esther Kahn en elle-même se révèle. Et là est essentiel la présence dans le rôle de Summer Phœnix. Elle est époustouflante d’intensité. Déjà, elle est presque sans cesse présente à l’écran ; et elle habite l’image d’une manière phénoménale. Elle rend ce personnage clôt en lui-même d’une manière fine et précise, par de petits gestes, la tête rentrée dans les épaules, des tics de visage, un air buté, une sorte de moue aux lèvres, celle de qui ne peut que bredouiller au lieu de parler, des regards à la fois fermés et apeurés. De même, son parler, mâtiné de cockney et d’accent yiddish, fait exister Esther Kahn par la seule force de sa voix. Une voix qui se brise de façon admirable lors de sa première audition, tellement rauque de peur qu’on a peine à croire qu’elle sort de cette frêle jeune femme. Elle incarne le personnage ainsi parce qu’il est d’une grande violence, déterminé jusqu’à l’obstination, capable des dernières extrémités pour arriver à ce qu’elle veut — ou ne pas arriver lorsqu’elle ne veut pas ; une force presque animale : celle de qui ne vit que par un instinct qu’elle ne maîtrise pas ; qui n’existe pas autrement que par-là (plusieurs scènes la montrent à peine alphabétisée : son écriture est d’une maladresse tremblotante, elle n’est jamais sortie de l’étroitesse de sa pauvreté).

Comprenant que son « initiation à la vie » doit passer par la défloration, elle jette son dévolu sur un critique de théâtre amateur de femmes et très en vue avec la détermination de la décision prise à froid, sans aucun sentiment : comme elle se fraie des coudes dans une foule pour atteindre le guichet du théâtre et va jusqu’à mordre un homme qui ne la laisse pas passer. C’est toujours cette même animalité qui la guide. Encore, lorsque vers la fin, folle de jalousie envers ce Philip Hayguard qui l’a initiée (aussi à de nouvelles façons de jouer), et l’a quittée pour une saltimbanque italienne, elle se déforme le visage à coups de poings violents, puis cherche à avaler du verre brisé pour ne pas jouer (elle refuse d’apparaître sur scène si cette femme est dans la salle, or Hayguard l’y a emmenée). Ce sont des scènes d’une violence hallucinante, proche de l’insoutenable, par leur dépouillement — on est aux antipodes des scènes violentes dans la plupart des films actuels. Mais à les regarder, je jubilais dans mon fauteuil. A cause de la certitude d’assister à un moment exceptionnel. Autant Summer Phœnix que Desplechin se montrent d’une puissance impressionnante[4]. C’est d’en passer par là qu’Esther Kahn s’ouvre au monde, habitant la souffrance : ce qui lui permet de devenir ce qu’elle a rêvé d’être, une actrice — qui n’en reste pas à un instinct incontrôlé. Une scène où elle le fait comprendre à Hayguard clôt le film (elle m’a fait penser à la dernière d’Autant en emporte le vent, lorsque Rhett Butler part, descend le perron de la maison ; mais ça n’a sans doute rien à voir). L’intéressant est que rien ne dit qu’elle est ensuite une grande actrice — on n’est pas dans un film américain, qui doit se clore sur un succès public (dans l’imaginaire américain, il semble qu’on n’existe que s’il y a quelqu’un pour le reconnaître : vision singulièrement étriquée de l’existence ; à mille lieues de la mienne en tout cas, et qui explique assez sa superficialité). Elle s’est révélée à elle-même. C’est déjà beaucoup ; c’est assez.

Un point sur lequel, pourtant, Desplechin se défend d’avoir réfléchi : le jeu de l’acteur — ce qu’il constitue par rapport à la vie réelle. Il me semble pourtant qu’entre l’instinct qu’Esther utilise seul au départ et la fin où elle joue enfin avec son humanité, enfin incarnée, ce problème est forcément en jeu. Celui du jeu entre la vie réelle et sa représentation, auquel est confrontée toute œuvre d’art elle-même. Quoique Desplechin se déclare peu intéressé par le théâtre, il choisit néanmoins une histoire qui y a trait, et fait se dérouler près de la moitié du film sur une scène. Le film lui-même témoigne de cette réflexion : sinon, pourquoi donner à Emmanuelle Devos le rôle d’une danseuse napolitaine dans lequel, d’un point de vue réaliste, elle n’est pas crédible un instant[5] ? Pourquoi faire jouer le rôle du critique anglais (son nom ne permet pas d’en douter) par son frère, Fabrice Desplechin, qui non seulement joue d’une manière blanche, presque bressonienne, mais parle l’anglais avec un accent français à couper au couteau ? Sans parler du fait que ce frère n’est pas comédien professionnel, puisqu’il est, dans la vie « réelle » d’abord fonctionnaire au ministère des Affaires Étrangères. Il se joue là un décalage qui ne peut rendre le film qu’éminemment conceptuel (et risque de faire rire ou bondir). C’est, à mon avis, aussi sa force. Comme les autres films de Desplechin, Esther Kahn est à lectures multiples — sans être jamais lourdement démonstratif. Il donne à penser, et grandit en nous sans doute longtemps après avoir été vu.

[1] Ça me fait penser – il s’agit juste d’une association d’idées – à une émission télé qui passait il y a des années et qui portait justement ce titre, Perdu de vue. Elle était animée par un type qui a ensuite disparu du paysage médiatique national, après avoir été au comble de la gloire dans les magazines populaires, Patrick Sabatier. Le principe était de faire venir sur le plateau des anciens camarades de star d’une célébrité quelconque, pour qu’il y ait des pleurs en direct. Je n’aime pas ces trucs qui jouent sur le registre de la nostalgie. Quand une époque est passée, il est inutile de la faire revenir. C’est pour le moins inavouable des motifs postuler qu’on reste le même au fil du temps, ce qui est bien entendu faux : déjà qu’on n’est jamais vraiment le même

[2] Avec tout ce qui s’ensuit de pseudo-pensée scientifique et vaguement mystique sur la question, d’après ce que j’ai pu retirer d’une discussion avec le père.

[3] Mais qui ne sont qu’ébauché : le film ne montre que leur début, puis le moment où le maître improvisé la laisse parce qu’elle n’a plus à apprendre que d’elle-même : de la vie à vivre (ce que jusque-là elle n’a que très peu fait).

[4] Desplechin avait d’abord engagé une cascadeuse professionnelle pour ces scènes, paraît-il ; mais Summer Phœnix a tenu à les jouer elle-même.

[5] Sans parler du fait qu’elle incarne une reine de beauté qui fait succomber tous les hommes : je la trouve très laide dans ce film (au contraire de son charme débordant dans Comment je me suis disputé…) ; n’incarne-t-elle pas cette puissance sexuelle dont le personnage est doté par ces seuls signes extérieurs que sont une tenue provocante et un maquillage outrancier ? On y retrouverait les éléments des théâtres les plus anciens (les premiers sans doute, à avoir été confrontés de cette manière au problème de la « représentation »), le théâtre grec avec ses masques, ou le kabuki japonais.