Jeudi 16 mars 2000, Nantes

Ce matin à la CAF pour retirer un dossier d’aide au logement : on verra si je peux toucher quelque chose. Ça m’a pris plus de temps que prévu, la CAF ayant déménagé après l’église Sainte-Thérèse au début de la semaine. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire du bâtiment vide — très moche. Peut-être le détruire, vue la frénésie de travaux qui anime la ville (et que je comprends). Très fatigué, je n’ai pas fait grand-chose de constructif (sauf si on considère que faire la vaisselle l’est), et même ai dormi deux heures entre trois et cinq l’après-midi.

À huit heures et demie au Flesselles avec Ermold pour « discuter de nos affaires » — en fait pour qu’il me raconte les siennes la plus grande partie du temps (dont ses séjours à Paris pour le festival de Créteil et à Clermont pour Vidéoformes, sans forcément que les manifestations en elles-mêmes y tiennent la place la plus importante – avec lui tout prend vite un tour rocambolesque). Il était convenu qu’on ne dépasse pas les dix heures, mais à cause de la présence de certains des bonobos avec qui nous avons tout de même discuté[1], la soirée nous a mené à l’Atomixeur jusqu’à minuit passé.

Mes résolutions en ont pris un coup déjà quand Loïc, le patron du Flesselles, m’a apporté une vodka du même mouvement qu’il en servait une à Ermold et que je ne l’ai pas refusée, quand j’avais décidé de ne boire que du Perrier — déjà, travailler après une sortie est difficile, mais après la moindre goutte d’alcool, ça devient inenvisageable : ce qui s’est encore une fois vérifié. Des informations intéressantes néanmoins, en particulier sur les vidéos de Marion Lachaise, qu’on doit montrer en juin à la MCLA, et sur la manière — très précaire — dont vivent les jeunes artistes[2]. En revanche, la performance diffusée sur internet pour la sortie de l’album de Loïc (pas le patron du Flesselles) est compromise : ça risque de demander trop de travail pour qu’on soit prêts mi-mai. Et la repousser lui fait perdre une bonne part de son intérêt.

Je n’ai pu qu’à grand peine réprimer mon agitation de toute la soirée, puisque je savais qu’il aurait mieux fallu être devant cette machine à travailler ; cette contamination de l’urgence et de l’exigence qui fait passer toute activité sociale au second plan, et dont je ne peux me détacher le plus souvent, est très désagréable. Il faudrait pouvoir être plein et entier à chaque chose qu’on fait, et la conversation est un art comme un autre, une activité qu’il n’y a pas lieu de dénigrer (enfin bon, c’était pas vraiment le moment non plus). Il est impossible de comprendre la sociabilité occidentale de ces derniers siècles — et donc la société dans son ensemble — si on ignore le phénomène des cafés, comme l’explique Philippe Ariès dans son magnifique L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, que je viens de terminer : quoiqu’il ait déjà quarante ans, j’ai appris des choses à chaque page (et grande saveur des extraits nombreux de vieux textes qu’il insère :

« si felon et si pervers qu’il ne vault oncques aprendre mestier ne se duire à nulle bonne enfance… volontiers s’accompagnait de gloutons et de gens oiseulx qui souvent faisaient leurs rixes aux tavernes et aux bordeaulx, et jamais ne trouvait femme seule qu’il n’enforceast… »

« Si tu veus bon serviteur estre,

Craindre dois et aimer ton maistre

Manger dois sans seoir à table…

Suys toujours bonne compagnie

Soit séculier ou clerc ou prestre…

Il te faut pour le bien servir

Se son amour veulz desservir

Laissier toute ta volonté

Pour ton maistre servir à grey.

Si tu sers maistre qui ayt femme

Bourgeoise, damoiselle ou dame

Son honneur doit partout garder…

Et se tu sers un clerc ou prestre

Gardes ne soyes vallet maistre…

S’il est que tu soyes secrétaire

Tu dois toujours les secrets taire…

Se tu sers juge ou avocat

Ne rapportes nul nouveau cas

Et s’il t’advient par aventure

A servir duc ou prince ou comte

Marquis ou baron ou vicomte,

Ou autre seigneur terrien,

Ne soye de taille, inventeur

D’impôts, de subsides ; et les biens

Du peuple ne leur oste en rien…

Se tu sers gentilhomme en guerre

Ne vas dérobant nulle gent…

Et toujours, en quelque maison,

Ou quelque maistre que tu serves,

Fay se tu peulz que tu le desserves

La grace et l’amour de ton maistre

Afin que tu puisses maistre estre

Quand il sera temps et métier.

Mais peine à sçavoir bon mestier

Car pour ta vie pratiquer

Tout ton cœur y dois appliquer.

En ce faisant tu pourras estre

Et devenir de vallet maistre

Et te pourras faire servir

Et pris et honneur desservir

Et acquérir finalement

De ton âme le sauvement. »)

Une fois de retour chez moi, j’ai bien tapé une misérable page, entre deux et trois heures, mais la plupart du temps, je l’ai passé sur internet à regarder des sites de cul : se voir aller de défaite en défaite…

[1] Une charge contre la démocratie qui les a décontenancés (au-delà de ce qu’on peut penser, joie maligne à provoquer).

[2] Montrer deux de ses bandes, ne coûterait que 1000 à 1500 F ; je m’attendais à beaucoup plus.