Vendredi 17 mars 2000, Nantes

Journée mal commencée, on s’en doute, après la soirée d’hier ; la nuit n’en aura pas suffi à en effacer les traces. Mauvaise séance chez le docteur Moreau : j’ai eu l’impression de porter sur mon dos toutes les misères du monde. Un moment, j’ai eu la tentation de lui parler du frère d’Adalard, Wolbodo, qui le consulte aussi (c’est moi qui lui avais donné son nom) — nous en avons parlé hier soir au Flesselles. Acheté en rentrant A Journal of the Plague Year de Defoe chez un soldeur de livres, puis mis à cuire une palette de porc, ce qui fait que je n’aurai pas déjeuné avant quinze heures : pas bon pour mon rythme de travail.

Ensuite, début de ce qui allait mener à mon nouveau malheur. Dans l’après-midi, coups de téléphone de Florence pour savoir si j’irais avec elle, et comment, au concert de Katerine ce soir ; mais elle y emmène sa fille, et j’ai plutôt décidé d’y aller avec mes vieux potes, après une séance introductive au Flesselles : donc avec Broerec, Ermold et Radulphe, après avoir commencé à s’aviner en règle. Arrivés au milieu du concert de Lecoq, après avoir raté le premier chanteur. Retrouvé Florence dans la salle, mais passé en fait peu de temps avec elle, toujours à courir, entre Anna à aller voir, ses multiples amis et connaissances dans la salle — puisqu’elle connaît tout le petit monde du rock à Nantes et bien au-delà, comme je l’ai déjà dit ; et quoique je sache que dans ce genre de circonstances, elle est du style à ne pas passer trop de temps avec son ami, quoique j’eusse été gêné si elle m’avait collé tout le temps, cela m’a un peu attristé ; elle était lointaine. Donc au final, passé la plupart du temps avec ma bande de soûlauds (Sorin, en particulier était tellement bourré qu’à la fin il tenait à peine debout).

Des prestations bien moyennes pour Lecoq et Pierre Bondu : pour le premier, le son écrasait la voix, et les chansons ne paraissent pas d’une originalité folle ; mais les arrangements sont pas mal, et ça tient la route (que je lui dise, plus tard, que sa manière de chanter m’évoquait Julien Baer ne lui a pas trop plu[1]). En revanche, Pierre Bondu, je suis désolé de le dire, c’était nul : nul et non avenu. Une pauvre pop au kilomètre, rentre par une oreille sort aussitôt par l’autre. Et puis strictement aucun charisme : il était transparent sur scène. Son groupe, pourtant composé d’excellents musiciens était tout à fait sous-utilisé (et faisait d’ailleurs un peu groupe de mercenaire rassemblé à la va-vite[2] ; il paraît qu’il a une certaine science des arrangements, mais même là, il fallait vraiment le savoir pour le croire : c’était d’une banalité à pleurer. Le public ne s’y est pas trompé, il a été très froid — alors qu’il jouait un peu sur son terrain, vu que c’est un vieux Nantais. Je crois que sa carrière de chanteur est compromise ; il était bien mieux à l’époque où il accompagnait (très bien) Dominique A : dans l’ombre. Après son concert, au sous-sol, une petite prestation de l’ancien batteur de Katerine, reconverti au chant, et accompagné par quelques pointures dans un style poppy/jazz qui faisait beaucoup penser à… Gros succès public, vu que tous ses copains du Flesselles étaient là, mais c’était rigolo cinq minutes, et il n’y avait pas de quoi fouetter un chat — j’avais entendu parler d’un crooner, mais pour ça, il faut avoir de la voix. Qui plus est, il avait l’air tellement satisfait de se faire applaudir qu’il y a toutes chances qu’il prenne le melon bien vite s’il poursuit.

La claque, comme prévu, ça a été le concert de Katerine. C’était tellement fort que j’en étais parfois ému aux larmes (et bizarrement, j’appréhendais de le voir). Les trois musiciens des Recyclers étaient excellents, fins et pleins de petites astuces qui les voient jouer de toutes les possibilités de leur instrument ; et pour Katerine, drôle, à l’aise comme un poisson dans l’eau, un charisme à tomber. Je regrette vraiment d’être si longtemps passé à côté de son travail. Et tous mes camarades ont pensé de même — il n’y a que Florence qui n’a « pas du tout aimé ». Parce que c’était « trop expérimental » (jeu de basse ou de contrebasse parfois très étrange, jouant beaucoup sur le son des cordes, bleep bleep de la montagne de claviers) ; mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a aussi des raisons d’un autre ordre.

À la fin, cherché désespérément pendant plus d’une heure, à poireauter devant l’Olympic, « où était l’after », persuadés qu’on était qu’il y aurait sans nulle doute une super fête quelque part, Ermold ou Florence (qui nous avait rejoints) naviguant de l’un à l’autre pour dénicher une info. Et fini (pour y aller, il a même fallu porter Sorin, tellement il ne tenait plus debout — ensuite, il s’est endormi roulé en boule sur le parquet[3]) chez Gaëtan, le bassiste des Rabbits, à quelques mètres de là, dans une petite réunion morne et où il n’y avait qu’une misérable bouteille de muscadet à se partager à quinze. Tout de suite en entrant, j’ai su que j’aurais mieux fait de rentrer chez moi (ce dont j’avais plutôt envie, mais c’est toujours pareil, non seulement on se laisse entraîner, mais quand on n’a pas de voiture, on est un peu obligé). Assis par terre, avec l’impression d’arriver comme des cheveux sur la soupe, avec mes camarades qui pensaient de même, le temps m’a paru long comme la mort. Je me sentais étranger ; et de voir Florence, tout à l’autre bout de cette pièce qui n’était pourtant pas immense mais me paraissait infranchissable, discuter avec quelques inconnus ne pouvait qu’affermir cette certitude que j’avais de n’être pas à ma place. En fait, il paraît que non, m’a-t-elle dit, et elle aussi se faisait chier (et l’instant pathétique où elle s’est mise en tête de faire danser les gens et que personne n’a bougé, à part le pauvre Broerec qui n’en pouvait mais et s’est laissé entraîner !). Il a fallu attendre le départ de Lorraine, pour qu’Ermold se décide à bouger.

 Rentré dormir chez moi, peu avant cinq heures. Moi, déprimé.

[1] C’est pourtant loin d’être une honte.

[2] Sacha Toorop à la batterie, le bassiste des Recyclers, le guitariste de Holden et de Sylvain Vanot, le clavier du Blue Note Groove.

[3] Depuis quelques temps, il a tendance à se prendre pour un chien. Cette nuit, il n’était pas beaucoup plus brillant qu’un vieux chien, c’est sûr. Mais ça avait quelque chose d’attendrissant et sympathique.

« Au cœur des ténèbres rôdent les bêtes sauvages,

les esprits maléfiques et le géant « Tête de piment »

qui traque les voyageurs imprudents pour les rouer de coups

et les laisser pétrifiés d’épouvante. »[1]


[1] De Nigel Barley, Un Anthropologue en déroute, livre intelligent et très drôle sur les péripéties de l’auteur sur le terrain.